Cet épisode relate les derniers milles avant Sydney et les premiers jours au mouillage de Port Jackson. C’est la description de la vie à bord d’un bateau qui vient de passer 72 jours en mer et qui doit cherche à faire bonne figure auprès des autres navires. La fonctions de garde-malade attribuée à Charles lui permet quelques excursions à terre.
27 Février 1865
Nous devrions être à Sydney depuis le 26 ; nous n’en étions qu’à 40 lieues quand les calmes et les vents contraires sont venus terminer notre carnaval comme ils étaient venus pour le commencer. Nous allions désespérer d’arriver demain quand tout d’un coup les vents ont changé et soufflé du SE ce qui nous a fait gouverner sur l’entrée du port. C’est à dix heures et demie du matin qu’il s’est mis à souffler ; nous avions passé une mauvaise nuit avec une voilure très réduite pour recevoir de lourdes rafales qui venaient du nord, on rétablissait la voilure petit à petit parce que la brise avait molli, tout à coup on vit le sud se charger, puis les nuages monter de ce bord, quelques minutes après nous mettions le cap en route filant 7 nœuds.
Nous avons l’espoir d’arriver demain, nous le désirons bien ; comme on ne peut guère compter le séjour de Bourbon comme une relâche, nous pouvons dire que nous avons 72 jours de mer, ce qui n’est pas trop mal pour une fois.
Un de nos camarades est bien malade ; Blachas délire en ce moment et souffre beaucoup d’une névralgie qui s’est portée de la tête sur l’estomac, depuis longtemps déjà on le soigne, mais pour une cause ou une autre peut-être parce qu’il a négligé de prendre quelques précautions. Son mal est devenu grave depuis que c’est l’estomac qui est malade.
Dès le commencement de sa maladie, le commandant l’a installé chez lui et a mis tout ce qu’il est possible à sa disposition, il a mille attentions pour lui et ne le quitte pas un instant. Voilà ce que j’appelle de la bonté ou sinon je déclare que je ne sais pas ce que c’est ; combien peu de commandants en feraient autant, sans manquer pour cela aux principes de l’humanité.
Décidément notre campagne n’est pas heureuse jusqu’ici, si la seconde partie ressemble à la première nous aurons droit de nous plaindre, nous avons déjà beaucoup de contrariétés, et pas un instant la chance que nous eûmes avec Mr Pouget.
Un changement de température bien sensible se fait remarquer depuis que nous avons quitté les latitudes de 45° pour remonter vers l’équateur. Dès que nous serons au mouillage il faudra prendre et bien vite les vêtements d’été, il n’y a pas huit jours qu’on était forcé de mettre un caleçon au moins pour la nuit. Depuis ce temps on se prépare à ne pas faire trop piteuse mine à Sydney, on peint, on nettoie, on fourbit, on donne de l’eau douce aux hommes pour se laver ainsi que le linge, maintenant qu’on est sûr d’en avoir plus qu’il ne faudra avant d’arriver on leur fait de larges distributions. C’est que nous allons figurer au pays anglais ; là n’importe qui est connaisseur ; le premier venu examine un bateau, sait le juger, beaucoup le visitent ; il ne faut pas donner trop mauvaise opinion des transports français puisque maintenant la moitié de nos bâtiments en font le service, les jugeant mal on jugerait toute la marine française défavorablement.
5 Mars 1865 – Au mouillage dans Port Jackson [1]
Comme nous l’espérions, nous sommes arrivés le 1er mars, tous ont été enchantés et pour mon compte, j’ai été bien content de revoir Sydney et ses nombreux ports que je trouve toujours fort beaux. On s’est aperçu très aisément de changements notables survenus dans notre vie ; la frégate amarrée sur deux ancres, est comme dans un port, la rade est d’un aspect ravissant, elle est très animée ; on court à terre fuyant le bord tant que l’on peut et l’on se refait un peu l’estomac. Nous avons trouvé la frégate l’Iphigénie [2] au mouillage, c’est elle qui a transporté 250 forçats en Nouvelle-Calédonie en faisant une traversée remarquable à cause de sa rapidité ; elle comptait en être quitte à si bon compte, mais il a fallu qu’elle garde ces messieurs à bord jusqu’à ce qu’ils aient construits des logements terre, de sorte qu’elle est restée huit mois mouillée à plusieurs lieues de Port de France [3].
Elle a ensuite pris part aux travaux de pose d’un phare [4] en tôle que l’on monte près des passes principales de la Nouvelle-Calédonie. Enfin, on l’a envoyée ici pour faire le courrier et prendre un peu de chargement, c’est le moyen qu’on a trouvé de l’occuper un peu. Il est arrivé dernièrement un navire de commerce qui a annoncé que l’ordre était arrivé en Calédonie de la renvoyer ; c’est par le courrier parti de Sydney et qu’elle a croisé en route sans en passer assez près pour l’apercevoir que cet ordre est parvenu, elle quittera Sydney un jour après nous pour aller prendre ses instructions et faire voiles pour la France.
Près de nous se trouve un autre navire français, c’est le Fulton [5] qui est ici en réparations, pauvres colonies françaises ! Après 13 ans d’occupation on n’y peut pas encore réparer un aviso. Il vient de dépenser cinquante mille francs environ ; l’autre aviso de la station est venu l’année dernière dans le même but et a coûté à peu près autant au gouvernement. On n’a pas vu souvent la marine française représentée par autant de navires de guerre dans ce pays-ci, malgré notre air peu belliqueux nous faisons une certaine figure. L’Iphigénie surtout attire les regards des curieux, c’est un beau bâtiment, de plus, comme il n’a pas de passagers et qu’il vient de passer huit mois au mouillage, il est d’une propreté remarquable sous tous les rapports. La Sibylle ne brille pas, elle paraît un peu misérable ; on s’y repose, on lave, on peint, on attend la Nouvelle-Calédonie pour y faire quelques petits travaux peu pressants. Le conseil d’administration du bord a décidé que l’équipage et les passagers auraient un repas de viande le matin et le soir plus de la salade au souper. Bonne aubaine pour notre gamelle qui profite de cette décision puisqu’à bord chacun a droit à la ration journalière quelle qu’elle soit. On envoie aussi les hommes à terre mais peu à la fois, il faut y aller avec circonspection dans les pays étrangers où les moindres querelles d’ivrognes deviennent facilement des affaires criminelles.
Bref, on cherche à donner ici à notre monde le repos le plus complet sans cependant le laisser dans une oisiveté dangereuse. Nos malades mangent des fruits, prennent leur boisson à la glace et jouissent de toutes les petites douceurs qu’on peut leur procurer. C’est toujours l’État qui paie, mais je ne crois pas que personne trouve jamais superflues des dépenses comme celles-là. Le collègue malade va mieux, hier je l’ai accompagné à terre ; il faut vous dire d’abord que faute d’autres (et il a raison de ne me prendre qu’à cette condition) le commandant me prend pour interprète près des anglais ; alors j’ai fait le garde-malade et en même temps le truchman [6] près de Blachas ; je lui ai fait visiter la ville en voiture, et il est revenu content de sa promenade mais un peu fatigué ; on m’a grondé, il fallait pourtant se plier un peu à ses volontés, le moyen de guérir une personne malade des nerfs n’est pas de l’irriter en la contrariant.
J’ai trouvé à bord de l’Iphigénie un de mes amis de l’Ecole navale, Henry [7], que je n’avais pas revu depuis deux ans et demi, nous nous rendons de fréquentes visites et nous faisons ensemble nos excursions à terre ; à chaque instant les midships de l’« Iphigénie » nous viennent voir, ou bien c’est nous qui allons chez eux et toujours avec les embarcations de leur bord car ici nous ne pouvons aller dans celles du bord que lorsque nous sommes de corvée, encore sommes-nous quelquefois fort mal placés. Dernièrement le canot des officiers avec lequel nous naviguons ordinairement était tellement bondé que les aspirants revenant de terre ont été forcés de louer un canot de passage qui leur a coûté près de cinq francs, deux journées de solde environ ; depuis nous acceptons les offres de nos camarades qui nous protégeant, nous font recevoir par leurs officiers dans le leur, ce n’est pas à l’honneur de la Sibylle, mais ce n’est pas tout à fait à ses chefs que nous nous en prenons.
[1] Port Jackson, aussi appelé Sydney Harbour, est le port naturel de Sydney en Australie. Traversé par le Harbour Bridge, il est connu pour sa beauté et est aussi, en particulier, l’emblème de la ville et de l’Australie entière, avec l’Opéra de Sydney situé sur ses rives.
[2] Grosse frégate de 60 canons (1827-1891).
[3] Créée en 1854 sous le nom de Port-de-France pour servir de centre administratif et militaire à la présence française en Nouvelle- Calédonie, elle prend le nom « Nouméa », d’origine kanak mais à l’étymologie incertaine, le 2 juin 1866.
[4] La fonte et le fer sont utilisés pour les lanternes, des tourelles de port construites en série, puis pour des projets de phares de grande taille. L’histoire du phare Amédée, construit à Paris en 1862 dans les ateliers Rigolet sur des plans de Léonce Reynaud, est exemplaire en ce sens. Démonté et expédié en Nouvelle-Calédonie, il devait être un phare « générique », détaché du contexte particulier du littoral à éclairer. Une architecture « phare » faite de treillis et de tubes qui connut un certain succès en Amérique du Sud et dans l’Océan Indien.
[5] Corvette à roue (1833-1867).
[6] Interprète.
[7]Maurice Marie Jules Henry (1844-1919) EN 1860. Aspirant de 2ème classe le 1er août 1862. Enseigne de vaisseau le 1er septembre 1866. Ne figure pas dans les effectifs 1879. Il adopte officiellement comme ses frères le double patronyme de ses parents en 1878. Il sera Maurice Henry-Coüannier. Réformé jeune pour raison de myopie, se retire à la Gouverdière où il érige des serres et une orangerie. Grand amateur d’orchidées. Achète le « Saint-Michel », bateau de Jules Verne et le rebaptise « Cattleya ». Joue le rôle de grand-père auprès de ses petites- nièces Duburquois et ses petits-neveux Henry-Coüannier qu’il accueille dans les années 1910 dans sa maison du Poncel à Saint-Servan (Saint-Malo).