Après un départ encore retardé, Charles Antoine passe un anniversaire discret et nous décrit la nouvelle organisation du bord. Devant le manque de vent il va jusqu’à faire une offrande à Neptune, ce qui n’évite pas au bateau de devoir contourner la Nouvelle Zélande par le Sud. Un sacré détour pour aller de la Nouvelle Calédonie à Tahiti ! Les deux anecdotes suivantes ne manquent également pas de sel.
En mer, le 13 avril 1865
Cette fois encore nous avons manqué le jour fixé pour le départ ; le matin du 4 nous venions d’embarquer la compagnie rentrant en France et ses bagages ; rien ne nous tenait plus, le pilote était à bord, toutes les dispositions d’appareillage étaient prises, mais le vent était droit debout. Le Commandant avait pris la précaution de changer de mouillage et il était allé nous placer près de l’entrée, ce fut peine perdue car de là comme de n’importe où nous ne pouvions sortir, un bâtiment de la taille de la frégate ne peut pas louvoyer dans la passe de Port de France qui est très étroite. Le gouverneur nous refusa un remorqueur pour ce jour-là parce qu’il n’était pas fâché de nous garder le temps qu’il fallait pour payer les soldats qui allaient partir sans leur argent ; on leur devait des journées de travail du mois précédent. Le paiement fut fait dans la soirée et l’ordre donné au Fulton de chauffer le lendemain matin et de venir nous mettre dehors quel que soit l’état du temps. Le 5 à 6 heures nous étions de nouveau prêts à partir, le vapeur chauffait, à 7 heures nous faisions route pour le large avec un assez beau temps. À dix heures nous franchissions la passe de Nouméa, nous sortions du récif extérieur et trouvions au large une houle assez forte qu’on rencontre toujours du reste près des récifs…
Le Fulton nous conduisit à plusieurs milles et pendant ce temps on établit la voilure. Quand le commandant se trouva assez loin de brisants pour n’en avoir plus rien à craindre on largua les remorques et le Fulton vint sur tribord pour nous laisser passer pendant qu’il stopperait et rentrerait ses remorques. Quand il eut fini il fit machine en avant et vint près de nous, le capitaine et les officiers tous sur la passerelle du navire (espèce de grande barre de quart qui sur les vapeurs va d’un bastingage à l’autre et se trouve à peu près vers le milieu du navire) nous souhaitèrent bon voyage et poussèrent trois hurras…
15 avril
Je voulais commencer hier ma 23ème année en vous écrivant, mais comme j’étais fatigué j’ai remis la partie à aujourd’hui. Je me figure difficilement que j’ai vingt-deux ans, je crois toujours n’en avoir que dix-sept ; si j’étais comme le Commandant Mottez qui raconte qu’il se rappelle de sa naissance, je me ferai peut-être plus facilement une juste idée de mon âge, mais je ne m’en souviens pas du tout.
Je me trouve assez vieux, je demande à ne pas le devenir plus ; il me semble que le temps est moins long maintenant qu’autrefois et qu’une année passe bien vite.
Notre poste a beaucoup changé depuis notre dernière relâche; Picaud a été débarqué et mis comme second à bord de la goélette la Calédonienne, il a remplacé sur ce bateau un aspirant volontaire que nous y avions laissé dans le premier voyage et qui a déserté à Sydney. Nous avons embarqué un aspirant de 1ère classe de mes anciens qui se nomme Roques, c’est un bavard de première espèce qui usera sa langue à parler, bien que ce soit difficile. Nous avons repris un médecin de 3ème classe nommé Charlopin qui était resté lui aussi sur la Calédonienne et c’est encore la Sibylle qui lui a fourni un remplaçant. Nous sommes trois qui avons chacun une chambre, le chirurgien a la pharmacie pour domicile, il ne reste à habiter le poste que Bonnet qui a maintenant les coudées franches. L’aspirant volontaire Blachon qui a été malade va bien maintenant, mais il fait une cour assidue à Sainte-Cagne [1] et ne se presse pas de reprendre le service ; le Commandant continue à le loger et le nourrir. D’après les traditions de la marine, le poste des élèves est gai et bruyant, les gens qui font des romans maritimes prétendent qu’on ne fait qu’y rire et chanter, dans cet antre ténébreux et enfumé, le nôtre est plus calme qu’il n’a jamais été, nous y sommes réunis à l’heure des repas après lesquels nous partons tous de notre côté ; tout heureux d’avoir un chez nous, nous y passons la plus grande partie de notre temps.
Je continue à faire le service d’élève du détail et le quart de 4h à 8 h du matin tous les jours ; l’officier en second en a conservé la responsabilité mais il me laisse faire seul bien des choses à moins qu’il ne fasse mauvais temps. J’ai conservé mon habitude d’observer et de calculer le point chaque jour, je ne saurais plus quoi faire de ma matinée si je ne le faisais pas. Mes collègues ont pris un service assez dur, ils font maintenant les quarts depuis 8 h du matin jusqu’à 4h du soir sous leur propre responsabilité ; les officiers n’ont plus que ceux de 4h du soir à 4 h du matin et les aspirants font en second avec eux deux de ces quarts de 8h à minuit et de minuit à 4. Bref ils sont trois pour faire quatre quarts ce qui leur fait quelque fois deux par jour ; aussi attendent-ils avec impatience que le convalescent reprenne le service. Huit heures de service sur vingt-quatre paraissent être peu de chose quand on ne sait pas que l’officier de quart et son second doivent rester debout, bien éveillés, toujours occupés du service et aux aguets et cela de jour et de nuit par n’importe quel temps et quelle température ; quelque fois il y a beaucoup de commandements à faire et crier fatigue très vite. Certainement il n’y a pas là de quoi tuer un homme, mais cependant il y en a assez pour le fatiguer surtout pendant une traversée de trente ou quarante jours.
La frégate est beaucoup moins encombrée qu’elle n’était, la compagnie que nous avons prise s’est très vite faite à la vie du bord ; elle est composée de soldats qui ont tous leur congé presque terminé, ils ont navigué pour venir de France, souvent ils ont fait sur les navires de la station de petits voyages de quelques jours, c’est à peine si un ou deux d’entre eux ont eu le mal de mer. Ils nous rendent beaucoup plus de services que leurs prédécesseurs et montrent assez de bonne volonté dans l’exécution des travaux qu’on leur confie. Ils sont en bonne santé généralement et ont tous la plus grande envie de revoir la France.
Nous n’avons pris qu’un seul officier passager, un sous-lieutenant que nous avions amené au premier voyage ; c’est pourquoi le Commandant a pu nous donner les chambres que nous occupons et qu’on nous reprendrait du reste s’il embarquait beaucoup de passagers à Taïti.
La table du carré a reçu nos trois passagers, on a appris à Port de France que le mari était monté en grade et alors on nous l’a arraché [2] ; il n’y eut pas un seul pleur versé tout le monde fut très content. Notre petite popote va bien doucement, j’ai l’honneur de la diriger en ce moment, ce soir je régale mes commensaux d’un volumineux plat de fayols entrelardés ; c’est pour les préparer par une demi-abstinence au festin que je leur réserve pour demain, je fais tuer un mouton, la gamelle en possède deux qu’elle a achetés à Sydney ainsi qu’un cochon qui nous appartient depuis Bourbon, ce dernier profite beaucoup sans nous rien coûter ; on lui donne les fonds de gamelle, il a toujours son auge pleine ; nos moutons n’ont que du foin à croquer et presque rien à boire, je me demande comment ces pauvres bêtes font pour vivre, je crois qu’ils s’habituent à ne pas manger.
Pour vous dire deux mots de notre navigation, je continuerai à me plaindre du peu de bonne chance que nous avons, il y a dix jours que nous sommes partis et nous avons fait 200 lieues c.à.d. que nous n’avons pas atteint une moyenne de trois nœuds tandis que celle de la campagne est de 5,4 nœuds jusqu’à l’arrivée en Nouvelle-Calédonie. Il y a quelques jours nous avons pris un requin qui avait eu la maladresse de venir flâner près de nous ; il paraît qu’il était bien affamé car quand on l’a ouvert on a trouvé son estomac garni d’étoupe, de vieux chiffons et d’un tas de saloperies qu’il avait ramassées derrière la frégate.
Si nous ne marchons, par contre nous roulons bien, pour je ne sais quelle cause il y a toujours par ici une grosse houle qui vient à peu près du sud ; le peu de vent qu’il y a ne suffit pas pour tenir la frégate, ses voiles battent, ne l’appuient pas et elle casse tout dans son gréement ; depuis ce matin, il est deux heures, on n’a pas cessé de réparer de petites avaries dans la voilure ou les agrès. J’ai fait ce matin un sacrifice à Neptune, j’ai jeté un balai à la mer, j’espère que ce chinois ne s’apercevra pas que mon présent n’était qu’un vieux tronçon bon à rien et qu’il priera son ami Éole le dieu des bons et mauvais vents de nous en envoyer un peu.
22 avril
Mon offrande n’a pas été agréable aux dieux, nous avons aussi peu de chance qu’il est possible d’en avoir. Si vous jetez les yeux sur la carte vous y verrez que pour aller de Nouvelle-Calédonie à Taïti il faut descendre dans la région des vents variables pour pouvoir aller se mettre en position de courir sur Taïti avec les vents de SE. On ne peut pas aller directement du premier de ces pays à l’autre puisque ces mêmes vents sont presque droit debout pour faire la route qu’il faudrait suivre dans ce cas. Or la Nouvelle-Zélande est située de telle façon que sa partie Nord se trouve à peu près à la limite des vents alizés et des vents variables de sorte qu’à certaines époques on a beaucoup de peine à la doubler de ce côté, c’est ce qui nous est arrivé ; des vents d’Est d’une persistance décourageante nous tenaient à la même place en se contentant de varier en force et de nous laisser parfois des calmes. Le Commandant prit de bonne heure le parti d’aller passer dans le Sud de la Nouvelle-Zélande, de cette façon on allonge la route mais nous trouverons des brises plus favorables et plus fraîches qui nous ferons franchir rapidement la distance que nous aurons ainsi à parcourir cette persistance de contretemps commence à nous casser les bras ; tout le monde ici est dans les meilleures dispositions. Pour profiter des heureuses circonstances qui se présenteraient, la frégate porterait une voilure d’enfer et ne demanderait qu’à s’emporter ; partout elle ne rencontre que du calme, du vent debout, de la grosse mer ; pourvu que la fin de la campagne n’aille pas lui ressembler, ce serait désolant de mettre quatre mois à aller de Taïti à Brest. Je suis sûr que l’Iphigénie qui est partie en même temps que nous a maintenant deux ou trois cents lieues d’avance ; à quelque milles de nous seulement dans les premiers jours elle aura trouvé des brises à courir vent de travers et doubler haut la main la Nouvelle-Zélande ; elle sera à Brest pour le moment de notre arrivée, je ne manquerai pas de me procurer sa route, elle a été très heureuse jusqu’ici dans ses traversées, elle doit l’être encore.
J’ai fait il y a quelques jours une pêche presque miraculeuse. Nous avons à l’arrière une ligne dite de traîne ; c’est un cordage assez petit amarré à bord dont l’autre bout porte un hameçon garni de toutes espèces de choses choisies et arrangées pour représenter tant bien que mal un petit poisson. On filait six nœuds et le soleil venait de se coucher quand en me promenant sur la dunette je m’aperçus que la ligne venait de ressentir une forte secousse, je me jetai dessus et commençai à la hâler à bord mais le poids qu’elle traînait était tellement lourd qu’avec la vitesse qu’avait le navire je ne pus en venir à bout, deux matelots vinrent à mon secours et à nous trois nous faisions bon ouvrage quand l’idée me vint que l’hameçon avait peut-être raccroché au passage quelque saleté tombée du bord ou jetée à la mer qui, ayant quelque volume, nous opposait une si grande résistance. L’objet qui nous donnait tant de peine arriva le long du bord ; il faisait presque nuit, quelqu’un crut voir un albatros, un autre prétendit que ce devait être un requin ; pendant ce temps on hissait l’animal car c’en était un et des plus beaux, un magnifique thon qui pesait 15,5k tout vidé. Le lendemain on fit des festins avec ce poisson, je l’ai trouvé délicieux et je suis encore tout fier d’avoir contribué à l’amener à bord.
Je vais orner ma chambre d’un cadre où je mettrai vos photographies : celles de grand-père [3], de papa, de maman, de Paul et d’Émile formeront un groupe qui sera contre la muraille devant mon bureau. C’est Bonnet qui fait le cadre avec une couverture de vieux cahier ; s’il nous reste du carton nous formerons d’autres groupes dans lesquels je mettrai mes oncles et mes tantes. Je vais entreprendre une guerre contre les rats ; un des jours derniers il en est venu un de moyenne taille me passer entre les jambes pendant que je travaillais ; je leur prépare des tartines de pâte phosphorée avec lesquelles je me propose de les conserver jusqu’à la résurrection.
Il paraît que quand ils ont mangé de ce poison ils sont momifiés et se conservent assez bien ; dans le cas où vous tiendriez à vérifier le fait je pourrais vous réserver le premier que je trouverai.
[1] Avoir la cagne : avoir la flemme, paresser.
[2] Note de Christophe Antoine : « je pense que du fait de sa montée en grade le dit mari est passé dans un autre carré. »
[3] Jean François Mathias Voinier (1791-1868).
Intro au 2e voyage de Ch. Antoine 15e extrait du 2e voyage 17e extrait du 2e voyage
Je constate que mon aïeul décrit fort bien la passerelle des vapeurs de l’époque, qui est une « espèce de grande barre ( ) qui va d’un bastingage à l’autre ». Bon nombre de biffins qualifient de passerelle ce qui est la coupée pour monter à bord…