Cet épisode est une nouvelle fois l’occasion de rafraîchir nos notions de géographie et d’histoire, très perturbée dans cette zone là encore aujourd’hui. Le Melbourne fait escale à Aden [1] , sous protectorat anglais à cette époque.
Rappel : Les constructions de phrases et les propres mots de l’auteur ont été respectés en dehors de l’ajout de ponctuations destinées à faciliter la lecture. Certains mots et expressions utilisés ne seraient plus acceptés aujourd’hui, mais le récit se passe à la période de la colonisation et quoi de plus instructif sur le plan historique que le récit intégral d’un témoin actif de cette période ?
Mardi 4 décembre 1883, golfe d’Aden, mer des Indes.
Après avoir fait mon courrier hier je m’étais senti un peu fatigué et j’étais allé me mettre sur mon lit. Quelle n’a pas été ma surprise quand un garçon est venu m’apporter des lettres. L’agent des postes en triant ses lettres, aidé par M. Courmaut, avait mis de côté ce qu’il avait trouvé à mon adresse ;… Décidément je suis obligé de convenir que l’envoyé du Gouvernement de la République Française a du bon, je ne sais pas s’il réussira à tirer du marasme le commerce de la Nouvelle Calédonie, mais je reconnais qu’il a eu un certain mérite en trouvant mes lettres. Il y en avait une de toi chère Henriette…
Nous avons mouillé à Aden à 7 heures du soir, il nous est arrivé quelques petites infortunes, nous avons touché légèrement sur un banc de sable et nous avons cassé la chaîne d’une ancre qu’on a laissé tomber alors que le navire allait trop vite, mais on n’a pas fait attention à tout cela. Les passagers n’en ont rien su d’ailleurs.
Le bâtiment était déjà assiégé par les bateaux de passagers venant leur offrir de les porter à terre et pris d’assaut par des marchands de bibelots et de plumes d’autruche. On ne peut pas se figurer le vacarme que font le long du bord les bateliers qui appellent les clients. Tout incident est cause d’un redoublement dans les cris. Un certain nombre de passagers du Melbourne parmi lesquels plusieurs gendarmes, s’étaient installés dans un seul bateau sans comprendre qu’ils étaient trop nombreux, ce que cherchait à leur expliquer un policeman indigène que pouvait reconnaître un voyageur déjà venu dans ces parages mais qui à leurs yeux n’était qu’un criard plus assommant et plus bruyant que les autres indigènes. Le policeman à bout de moyens oratoires a pris au collet pour le faire passer dans un bateau voisin qui ?…. ? Le clergyman, le clergyman anglais en personne ! Il en a été outré et si indigné qu’il est remonté à bord et qu’il a remis en poche une lettre d’introduction auprès des autorités locales de Lord Derby [2] en personne, lettre au moyen de laquelle il comptait pouvoir sortir de l’enceinte fortifiée sous bonne escorte pour aller voir les citernes. Pendant ce temps le bâtiment achevait de s’amarrer, il avait pivoté sur son ancre pour s’amarrer par l’arrière sur une bouée solidement tenue, il présentait ainsi l’arrière au vent ce qui procurait l’avantage de ne pas recevoir la poussière de charbon et de respirer un bon air frais.
Déjà notre traversée s’était achevée dans des conditions de température meilleures que celles de la partie du voyage correspondant à la mer Rouge, nous avions trouvé pendant l’après midi dans le golfe d’Aden une amélioration notable.
Je m’attendais à passer une bien mauvaise nuit, on avait tout fermé à l’arrivée pour que la poussière de charbon ne pénètre pas partout, ce que voyant beaucoup de passagers avaient pris leurs dispositions pour dormir sur le pont.
Sur ma demande on a ouvert des sabords et des claire-voies à l’arrière nous avons eu alors une bonne ventilation et mon second, auquel j’avais offert de prendre pour cette nuit la deuxième couchette de ma cabine, n’a pas regretté d’y avoir fait faire son lit ; nous avons bien dormi. Dans sa cabine qui est sur l’avant il aurait été cuit.
Tout le monde était étonné ce matin de la fraîcheur de l’air. Nous avons été réveillés par les négrillons venus le long du bord en pirogues pour faire un métier qui n’est pas sans danger. En faisant un bruit assourdissant, en articulant des sons plus ou moins rythmés, ils sollicitent des passagers le jet d’une pièce de monnaie, quand l’un d’eux leur fait cette générosité, ils plongent et vont la chercher, ils la rattrapent bien avant qu’elle n’arrive au fond. Je leur avais déjà vu faire ce petit métier, mais ce dont j’ai été surpris ce matin ça a été de les voir faire fi des sous, ils ne se dérangeaient que pour une pièce d’argent. Les prétentions s’accroissent peu à peu.
Il y avait dans ces plongeurs un jeune garçon de 12 ans environ qui n’avait plus qu’une jambe. On dit que c’est un requin qui lui a coupé l’autre. L’aventure ne l’aurait pas dégoûté du métier.
Nos chauffeurs indigènes ont fait ici des permutations. Ceux de la Compagnie des Messageries Maritimes sont tous de ce pays ; il y a près d’Aden un village tout entier peuplé de ces chauffeurs et de leurs familles. Quand les paquebots passent les permutations se font, on paie ceux qui partent, on les remplace par ceux que présente le Sergent ; on fait régulariser les mouvements au Consulat. Ceux qui reviennent de Marseille apportent des provisions, des bibelots ; ils m’ont semblé avoir une prédilection pour les faïences communes et des poteries.
Tous ces gens-là sont musulmans. Ils font leur cuisine à bord, et on embarque pour eux des vivres particuliers, tels que poisson séché et salé. Naturellement leur cuisinier ne fait usage de rien qui ait touché de près ou de loin au cochon, l’animal immonde.
Minier en me montrant le bâtiment m’a conduit dans la partie du bâtiment habité par les 52 Arabes chauffeurs. C’est un petit royaume indépendant administré par le sergent et les caporaux, on a quelque peine à obtenir un peu de propreté, mais à part cela, on n’a rien à reprocher à leurs administrés. Il parait qu’un jour un cochon d’Inde évadé d’une cage s’est réfugié dans le faux pont des Arabes, cette invasion d’un animal réputé immonde par le prophète a jeté l’émoi dans le poste, on a cru un instant que le feu était à bord.
On a terminé le charbon avant le jour, et dès le branle-bas on a bien lavé partout. Le pilote a en vain recherché l’ancre dont il avait cassé la chaîne, il n’a pas pu la retrouver avant l’heure fixée pour le départ, nous avons appareillé à 9 heures. Encore une terre à laquelle j’ai dit adieu en pensant que j’éprouverais un grand plaisir quand je la reverrai au retour.
J’ai donné au pilote une lettre pour toi, ma bien aimée femme, je n’ai pu l’affranchir, je l’ai bien regretté, j’aurais voulu envoyer des timbres du pays aux enfants [3]. Cette lettre répondait en quelques mots à celle que j’ai reçue de toi hier en mer.
Pour la première fois depuis le départ de Marseille le bâtiment a des mouvements de roulis et de tangage d’une certaine amplitude. Pourtant il ne fait pas grand vent et la mer est belle ; mais nous arrivons sur les petits fonds, nous allons doubler ce soir le cap Guardafui [4].
Nous approchons des parages qui présentent quelques dangers pour la navigation à l’époque de la mousson de S.O., c’est-à-dire de mai à octobre ; pendant cette période le vent est fort, la mer grosse, il y a des courants rapides qu’on ne peut pas apprécier facilement, et le temps est peu clair, il y a sur l’horizon une sorte de brume qui empêche de voir les terres à quelques distance et qui les cache à peu près complètement la nuit.
Tous les marins qui fréquentent ces parages demandent un phare [5] sur Guardafui, mais qui est-ce qui le construira, ce n’est pas le Sultan plus ou moins tributaire de l’Égypte et de la Porte Ottomane qui exerce le pouvoir sur les tribus de la côte, et c’est bien loin de l’Égypte et de Constantinople pour que le Vice-Roi ou le Grand Sultan, desquels on n’obtient pas toujours les phares les plus nécessaires dans les pays soumis à leur pouvoir immédiat, en envoient construire un par ici. Les Anglais se sont offerts pour le bâtir et faire les frais d’entretien mais à la condition qu’on leur céderait un petit territoire, la chose en est là, il est à souhaiter que la question reçoive une solution le plus tôt possible.
[1] Aden sous protectorat anglais de 1838 à 1967 est séparée du Yemen à cette époque. Au moment de l’indépendance en 1967, elle devient la capitale de la nouvelle République populaire du Yémen du Sud, rebaptisée République démocratique populaire du Yémen en 1970 Wikipedia – Aden.
[2] Edward George Villiers Stanley, 17ème comte de Derby (né le 4 avril 1865 et mort le 4 février 1948), est militaire, homme d’État conservateur et diplomate britannique. Lord Derby notamment a été nommé deux fois au poste de secrétaire d’État à la Guerre et ambassadeur du Royaume-Uni en France Wikipedia – Edward Stanley.
[3] Dans les lettres parvenues au transcripteur, il y a quelques découpages qui laissent à penser que la collection de timbres primait sur le sens des lettres.
[4] Le cap Guardafui ou Gees Gwardafuy, connu aussi sous le nom de Ras Asir1, est un cap de Somalie situé dans la région du Pount. Il termine la pointe de terre qui forme le sommet de la Corne de l’Afrique. Il se situe entre la mer d’Arabie à l’est et au sud et le golfe d’Aden au nord, non loin de l’archipel de Socotra. Il a été célébré au XVIe siècle par le poète portugais Luis de Camões Wikipedia – Cap Gardafui – Wikipedia – Cap Guardafui.
[5] En 2021, il n’y a toujours pas de phare sur Guardafui, ni sur l’archipel de Socotra qui a pourtant été un protectorat anglais de 1886 à 1967. Cet archipel a eu une histoire très mouvementée Wikipedia – Socotra.
Article précédent : Charles Antoine sur le Melbourne – 3e partie
Article suivant : Charles Antoine sur le Melbourne – 5e partie