Ramadan en mer
Enfin nous sommes en mer, et pour huit jours Inch Allah sans rentrer au port ! Nous sommes début octobre 1973, le ramadan a commencé le 29 septembre et il fait chaud, même par 33° N et 10° E quelque part au nord de Tripoli. Al Muktashef avance à 10 nœuds sur une mer calme et sous un soleil de plomb vers notre premier point de chalutage, au nord-est du plateau tunisio-libyen.
Nous avons réussi à appareiller, mais il a fallu deux essais manqués avant de réussir à la troisième tentative.
Nous avions appareillé une première fois, avant le ramadan. Nous étions en mer depuis une demi-journée, notre premier trait de chalut s’était bien passé, quand déboule à la passerelle Bilinka, le chef mécanicien, qui se lance dans une tirade en polonais que son compatriote Korchinski, notre atrabilaire capitaine, écoute d’un air surpris. Puis la colère se lit sur son visage et dans sa voix quand il donne un ordre (du moins le comprenons-nous, les Français) à Bilinka et à Tarik, le graisseur Libyen convoqué entre temps à la passerelle. Ils se sont expliqué en polonais et en italien, car Tarik le parle un peu puisqu’il a travaillé sur un chalutier italien à Lampedusa, et Bilinka aussi, catholique fervent et admirateur de Paul VI jusqu’à en parler la langue (l’italien, pas le latin). Le capitaine donne l’ordre de faire demi-tour, cap sur Tripoli.
Que s’est-il passé pour que nous soyons contraints de rentrer au port ? Nous l’apprenons une fois la colère de Korchinski passée et le calme revenu. On avait fait le plein d’eau douce à l’appareillage. Quelques cinq tonnes d’eau, c’était la quantité nécessaire pour quatorze personnes qui doivent se doucher, se toiletter et manger pendant une semaine, durée prévue de notre « marée ». Mais l’équipage libyen, peu accoutumé à des séjours de plus d’une journée en mer, pratique ses ablutions trois fois par jour comme le veut l’usage en pays musulman. Pourquoi alors fermer le robinet d’eau douce des toilettes quand dix personnes doivent se laver les mains et le visage ? Sans compter que le papier toilette n’est pas de mise en pays musulman. Après la grosse commission on se lave donc, et à l’eau douce, puisqu’il y en a. Et puis une fontaine qui coule en permanence c’est pratique hors ramadan pour boire un peu à chaque fois qu’on passe dans la coursive… Ainsi l’eau douce prévue pour plusieurs jours est partie en quelques heures. Il n’y a pas d’autre issue que de ravitailler à nouveau !
Le deuxième appareillage est compromis d’une toute autre manière. Toute la batterie de cuisine, les couverts, les verres, etc. avaient disparu la veille de l’appareillage. Encore une surprise, nous qui pensions que tout baignait cette fois dans l’huile d’olive. Pourtant, les vivres avaient bien été faits, le plein d’eau douce effectué, tout semblait prêt pour un appareillage normal. Que s’était-il passé pour que le bord soit privé de l’indispensable pour cuisiner et se sustenter normalement ?
L’explication est venue, après une journée de palabre. Nos deux Polonais vivaient à bord en permanence pendant le temps à quai, par économie sans doute, puisque la Pologne de l’époque ne leur versait pas d’indemnités de logement. Des cargos polonais faisaient régulièrement escale à Tripoli pour y débarquer de tout, du matériel de chantier au fil de fer barbelé en passant par toutes sortes de fournitures. Nos deux amis en profitaient pour se faire inviter par leurs compatriotes, puis rapportaient à bord de quoi améliorer leur ordinaire, qu’ils achetaient sur le marché de Tripoli. Les cuistots des cargos polonais leur fournissaient ainsi charcuterie, bière et vodka qui consolaient Korchinski et Bilinka de leur solitude et qu’ils dégustaient… dans les assiettes et les verres du bord, qu’ils réchauffaient dans les gamelles de Khalifa, le cuisinier. Ainsi tout avait été au contact de porc et d’alcool, proscrits par le Coran. Ayant découvert ce fait la veille de l’appareillage (une bouteille de vodka et une boîte de pâté traînaient encore dans le carré), Omar le bosco avait porté le pet et, pour ne pas risquer un contact sacrilège avec un matériel souillé par ces produits impurs, gamelles, poêles, assiettes, couteaux, fourchettes, verres…tout avait été retiré du bord, et même carrément jeté par dessus bord (donc dans le port !) au dire de Khalifa. Il a fallu près d’une semaine pour renouveler le tout, et nous attendîmes sagement que passe l’orage.
Cette fois donc, nous sommes en mer, et pour de bon Inch Allah, car depuis lors j’ai appris cette incantation et son usage si fréquent à Tripoli comme ailleurs en pays musulman. Le problème de l’eau douce aux toilettes a été résolu après un long palabre entre l’équipage et le chef mécanicien : les ablutions se feront à l’eau de mer, un drum de 250 litres a été installé dans les toilettes, il est rempli à la manche à eau en tant que de besoin. Alors tout va bien, non ? Oui mais entre temps le ramadan a commencé, et l’équipage se fatigue vite à travailler sans boire ni manger dans la journée. Car le travail est rude, par cette chaleur : le chalutage est un travail qui nécessite à la fois de l’énergie et de la précision, les deux s’étiolant au fil de la journée et particulièrement en fin d’après-midi pour l’équipage, à jeun depuis avant le lever du soleil. Il est 15h, tout le monde somnole pendant que nous faisons route vers le point de chalutage suivant. Pour ma part ça va mieux car Khalifa veut bien nous faire le petit déjeuner et le dîner aux heures où lui-même doit se priver, mais pas le déjeuner. Je somnole donc moi aussi dans la coursive externe tribord, à l’abri du soleil.
Soudain la machine qui tournait à plein régime se met au ralenti, le bateau stoppe et se met à la choule (NDLR: à la cape). D’un bond, je monte à la passerelle pour y trouver l’homme de barre endormi sur celle-ci, et pas de capitaine Korchinski. Mais une odeur d’huile d’olive qui chauffe monte par l’escalier, ce qui n’est pas banal à cette heure. Cette odeur ne peut venir que de la cuisine, je m’y rends et y trouve le Tonton en train de se faire cuire des œufs au plat. Il m’explique qu’il a faim, et plutôt que d’attendre le dîner il a préféré stopper le bateau et aller se faire un en-cas. Comme il n’a aucune confiance dans les capacités de navigation de l’équipage (nous n’avions pas encore de second capitaine) il a préféré se laisser dériver par ce temps calme plutôt que de poursuivre un cap qui, pensait-il à raison, ne serait pas tenu. Après tout, le risque de collision était ainsi moindre, même si les parages n’étaient pas très fréquentés ! Rassasié et calmé, alhamdulillah, Korchinski est remonté à la passerelle, a réveillé l’homme de barre et redonné le cap : three-four-five, lui dit-il en anglais, que je traduis en arabe (tlata, arba, hamsa) pour être sûr que 345 a bien été compris. Car on apprend vite à compter en arabe quand il faut six langues pour se faire comprendre à bord du Al Muktashef !
Eh, non, dit Loïc Antoine, un épisode plus loin, « à la choule » est différent de « à la cape »; « à la choule » c’est se laisser dériver sous l’action du vent et du courant sans tenter de les contrecarrer !
voir http://aribretagne.fr/un-ramadan-en-mer-par-loic-2/