Nos fiers navires sont délabrés. Nous les soumettons en effet à un rythme qu’ils n’ont jamais connu depuis leur livraison au roi Idriss en 1967 1, cadeau de la Pologne communiste à un royaume riche en hydrocarbures. La coque est couverte de fouling, ce qui nous ralentit d’un bon nœud, la machine a un besoin urgent de révision, le radar du Al Bahit marche quand il veut, et il ne veut pas souvent…
Nous réclamions depuis longtemps que les deux bateaux passent dans un chantier pour un bon carénage. Mais point de chantier en Libye. De nombreuses réunions et palabres nous ont fait comprendre qu’il était inutile de viser les chantiers de Sfax en Tunisie, du fait de la mésentente persistante des deux Raïs, Habib Bourguiba et Mouamar Kadhafi. Malte ? On a fini par comprendre que la Libye y avait déjà caréné des bateaux sans régler la facture, il ne faut donc plus y compter. C’est alors qu’un atelier de mécanique de Tripoli tenu par un Français se propose de contacter la SPAT (Société Provençale des Ateliers Terrin) à Marseille pour cette opération. Et le miracle a lieu, la SPAT accepte.
Nous sommes bien contents et croyons que c’est l’affaire d’un aller-retour avec un équipage réduit, mais le ministère des pêches Libyen nous propose, (nous impose faudrait-il dire) d’embarquer comme pour une campagne, de travailler à nos stations ouest et nord ouest le long de la côte tunisienne, puis de rejoindre Marseille, de rester en stand-by pour la durée des travaux, et de rentrer à Tripoli, en effectuant nos stations est et sud est sur la route du retour. Inutile de contester l’utilité réelle d’une telle opération pour nos campagnes, nous avions vu pendant la guerre du Kippour que l’ambassade de France ne tolérait aucune discussion de notre part.
Nous étions en février, le mauvais temps méditerranéen sévissait, le travail était difficile mais les ordres sont les ordres, et bons soldats mais pas vraiment rassurés, nous embarquons. Nous avions prévenu par courrier nos familles et nos parents de notre passage à Marseille, « à une date indéterminée » car rien ne nous permettait de préciser une quelconque date2.
Après quelques stations et traits de chalut, puis une attente de trois jours au mouillage sous le cap Bon, une éclaircie et un calme relatif surviennent qui nous permettent de traverser de conserve, du cap Bon jusqu’au sud de la Sardaigne, où nous nous réfugions en baie de Cagliari. Il faut en effet essayer de réparer le radar du Al Bahit, qui marche de moins en moins bien. Mais comment descendre à terre ? Nous autres Français avions récupérés nos passeports que nous croyions perdus mais que la Libye avait miraculeusement retrouvés pour ce voyage à Marseille. Mais les marins n’avaient que leur fascicule pour faire office de passeport, avec une autorisation de débarquer à Marseille délivrée par l’ambassade de France à Tripoli. Rien pour débarquer en Sardaigne, terre italienne. Pas question donc de chercher à aller à terre, aucun de nous Français n’a envie de se dévouer pour une opération dont on pressent les difficultés et l’incompréhension des autorités Sardes.
Par radio (oui, la radio marchait, mais sa portée était limitée), Grabarz et Chiloviek, nos deux capitaines, conviennent de ne plus se quitter de vue jusqu’à Marseille, et Le Muktashef dont le radar fonctionne un peu mieux sera le guide.
Nous longeons la côte est de la Sardaigne, à l’abri relatif des coups de vent de NNW, mais pas question de franchir le détroit de Bonifacio par ce gros mauvais temps. La météo italienne que nous traduit Bilinka le chef mécanicien fait décider à nos deux capitaines de mouiller en baie d’Olbia en attendant de nouveau une accalmie, puis de continuer le long de la côte est de Corse, car mieux vaut prendre son temps à l’abri et allonger la route, que de mettre cap à l’ouest en affrontant les bouches de Bonifacio, ça fait peur à nos Polonais (on les comprend vu l’état des bateaux).
Nous sommes restés deux jours avant d’appareiller cap au nord, de franchir l’espace très agité entre la Sardaigne et la Corse, et de continuer sans trop remuer vers la mer de Ligure, via la mer Tyrrhénienne.
Un petit matin gris, froid et pluvieux, Jean-François et moi regardons Al Bahit qui nous suit à un demi-mille sur tribord arrière, quand une surprenante odeur de beurre frit monte de la cuisine. D’habitude à cette heure-ci on sent à plein nez l’huile d’olive chauffée à la poêle pour les œufs au plat du petit déjeuner (un bidon de deux litres d’huile d’olive de la marque Syracuse pour dix œufs, rien que ça !) mais Jean-François avait demandé à Khalifa, pour une fois, de faire les œufs au beurre. Un tour à la cuisine nous fait découvrir la méthode Khalifa : au lieu de deux litres d’huile, il a mis deux kilos de beurre en boîte à fondre dans la gamelle et y casse les œufs en souriant de toute son absence de dents. « Tu es content, Jean-« Français« ? » Nous avions le cœur bien accroché après ce long amarinage depuis septembre dernier, mais cette fois les œufs ont eu beaucoup de mal à rester à l’intérieur des bonhommes.
1 Le roi Idriss a été renversé par Kadhafi lors d’un coup d’État le 1er septembre 1969.
2 Le e-mail n’existait pas à cette époque, et le téléphone international était capricieux à Tripoli !