Des Libyens à Marseille
par Loïc Antoine
A la fin de l’hiver 1974 et par un beau ciel bleu de mistral, nous voyons enfin la côte de la métropole (car la Corse, c’est la France insulaire…). Depuis le cap Corse, nous faisons route au 345 et la première apparition est celle de l’île du Levant. Puis navigant à vue, nous progressons vers Marseille, et arrivons dans les parages des îles du Frioul. Il est temps pour le capitaine Grabarz d’appeler le pilote. « Marseille pilot… Marseille pilot… this is libyan research vessel Al Muktashef calling… over », dit-il en anglais international. Puis il me tend le micro de la radio et je comprends que son intention est que je continue l’échange en français.
Lorsque la station du pilotage accuse réception, je dis que nous sommes à la position que Grabarz me donne et que nous attendons le pilote pour entrer au port de Marseille.
Surprise totale de l’opérateur, qui me demande ce que peut faire une personne apparemment française sur un petit bateau libyen gris et sale, accompagné d’un sistership (Al Bahit nous suit comme une ombre), et qui se prétendent research vessels ! J’explique en deux mots qu’il y a des Français sur ces deux fiers vaisseaux, qui viennent caréner à la SPAT1.
Lorsqu’il arrive à bord, le pilote a la confirmation qu’il y a des drôles d’olibrius français qui ont mis leur sac à bord de ces curieux navires venant d’un curieux pays de l’autre côté de la Méditerranée.
Nous sommes en train d’accoster. Je regarde la manœuvre quand je m’entends appeler depuis le quai. C’est Antoine Primil, un ami marseillais de mes parents : « dépêche toi de débarquer et viens chez moi appeler tes parents pour les rassurer ! »
Mon père, ancien marin, l’a en effet alerté de notre départ de Tripoli et s’inquiète fort, car il y a deux semaines que je lui ai téléphoné pour lui annoncer notre périple, et c’est largement trop long pour une traversée « normale ». Il est persuadé que nous avons fait notre trou dans l’eau !
Un moment de retrouvailles joyeuses avec cette famille marseillaise que j’avais quittée dans mon enfance, un long coup de téléphone à mes parents, et je me précipite dans la première agence de voyage pour acheter un billet d’avion pour la Bretagne, où je vais passer une petite semaine en famille. Mes collègues méditerranéens ont moins de route à faire, mais eux aussi ont hâte de revoir leurs proches. C’est que nous avons mesuré l’inquiétude provoquée par notre aventure alors que, emportés par la routine et blindés par les avatars de notre périple depuis huit mois maintenant, nous finissions par trouver tout naturel ce qui pouvait paraître comme une entreprise risquée et borderline pour qui regardait ça de manière raisonnable !
De retour à Marseille après ces quelques jours de vacances, nous nous retrouvons pour quelques heures à bord de nos fiers vaisseaux, tous deux sagement alignés dans la même cale sèche. Les travaux ont bien avancé, la SPAT est d’une efficacité que nous avions oubliée, habitués aux lenteurs et aux changements d’humeur de nos autorités libyennes.
André, le géophysicien de notre équipe et du team Al Bahit, nous propose un dimanche de louer une voiture et de monter chez ses parents, retirés dans l’arrière pays marseillais, accompagnés de nos Polonais. C’est une belle journée, les parents d’André ont mis les petits plats dans les grands, et commencent par nous servir l’apéritif, un pastis bien sûr. Grabarz et Bilinka regardent avec surprise M. Gonzalès, le père d’André, verser de l’eau dans le pastis, puis des glaçons, puis enfin lever son verre. « Santé ! » « Na zdrowie ! » disent nos deux amis, puis ils vident leur verre d’un coup, et trouvent ça rudement bon… M. Gonzalès est surpris, mais se précipite pour leur verser un second verre. Lorsqu’il prend la bouteille d’eau, les deux compères disent en cœur « no water ! » et dégustent leur pastis pur, en l’appréciant d’autant mieux.
Après un excellent déjeuner, nous nous baladons dans l’arrière pays, achetons du vin à la cave coopérative. Enfin une boisson qui va changer de la Moïa Bengashir2 ou du Coca Cola made in Libya (mais au goût international), si l’équipage nous autorise à en consommer à bord…
De retour à Marseille, nous regagnons l’hôtel où nous avons décidé de loger plutôt que sur le bateau en plein travaux. L’équipage n’a pas cette chance et vit toujours à bord. Le cuisinier et le bosco sont confrontés à la fourniture de viande Hallal. Le shipchandler a pourtant proposé des poulets, du bœuf, des merguez avec certificat Hallal en anglais et en arabe, mais ni Omar le bosco, ni Khalifa le cuisinier n’ont confiance. Ils parcourent Marseille, où manifestement ils se sentent bien, demandent en arabe où se fournir, puis reviennent un beau matin tout contents : ils ont trouvé ce qui paraît convenir sans ambiguïté à leur exigence chez un boucher juif qui vend casher, une convergence religieuse salutaire.