2 avril 1863 – suite
Aujourd’hui nous sommes par lat. 13°17 N Long 28°40 O ; la brise a recommencé à souffler et nous sommes passés à très petite distance d’un trois mâts Mecklembourgeois [1] qui nous a hissé ses couleurs et dit son nom. Nous lui avons montré les couleurs de France et dit comment on nous appelait et nous l’avons perdu de vue en lui souhaitant bonne chance. A une heure nous avons vu de loin un autre grand navire de commerce mais nous n’avons eu aucune relation avec lui.
Hier nous avons eu très chaud à cause du calme, aujourd’hui il fait une douce chaleur, quoique nos voiles soient dessus, nos tentes sont faites sur l’arrière nous sommes donc parfaitement à l’abri, de plus la brise vient rafraîchir ceux qui sont assis sur le pont et en train de lire ou d’écrire. La mer est un peu houleuse, elle est d’un bleu foncé magnifique ; nous voyons beaucoup de poissons volants, j’en ai vu qui prolongeaient leurs vols pendant plus de 9 secondes. Ils sont de la grosseur d’une belle rousse [2], plus effilés d’une couleur grise tirant sur le noir et à peu près blancs sur le ventre. J’ai remarqué qu’ils allaient toujours dans une direction opposée à celle de la lame.
Nous n’avons pas encore vu de requin ; le premier qui s’aventurera dans nos parages est sûr de son affaire, il sera pêché et pendu à la grand’vergue pour être ensuite disséqué et mangé par nos chiens. Je crois vous avoir dit que nous en avions 3 à bord, un au Commandant et deux à l’aspirant de 1ere classe dont je vous ai parlé. C’est le cas de vous dire qu’une plus ample connaissance de son individu a peu à peu effacé l’impression désagréable qu’il m’avait produite ; c’est un garçon qui gagne à être connu et dont le savoir et l’intelligence compensent un peu les travers.
Mes relations avec le Commandant et les officiers continuent à être agréables ; le Pacha a mis sa bibliothèque à ma disposition ; un soir il m’a montré son album, ses souvenirs de voyageur et de gouverneur, il m’a raconté une foule d’histoires sur Taïti et m’en a promis monts et merveilles. Tous les jours à midi je vais chez lui avec l‘officier des montres, pour lui marquer le point sur la carte, il nous fait part de ses projets de route et je profite de son expérience ; c’est un homme intelligent et peu routinier, et je crois que c’est fort appréciable chez un marin qui a 42 ans de navigation.
5 avril par Lat. 6° 45 Nord Long. 33° 43 Ouest
Je sors du théâtre ; des affiches circulaient hier par toute la frégate, elles annonçaient que les passagers disciplinaires artistes allaient donner une après-midi théâtrale se composant de chansons de romances et d’un vaudeville. Aujourd’hui à une heure les timoniers déployaient leurs talents de décorateurs et en quelques instants un théâtre était élevé ; les pavillons espagnols, américains, brésilien, portugais avaient suffi pour transformer le gaillard d’arrière bâbord. Le rideau était levé non pas au son de la cloche comme cela se fait vulgairement mais au son du tambour ; le commandant et les officiers avaient prêté des chaises pour les spectatrices et pour eux, l’équipage, les passagers s’étaient groupés et perchés derrière et comme ils avaient pu ; l’orchestre composé d’un cornet à pistons, de plusieurs autres instruments en cuivre, d’une petite flûte, entonna le Partant pour la Syrie lorsque le commandant vint prendre la place d’honneur qui lui étaient réservée. Tout le monde était bien impatient, un peu plus on aurait crié la toile. Enfin le rideau se leva et nous entendîmes un duo assez bien chanté et intitulé le soldat et le berger. Les artistes s’étaient procurés des costumes de circonstances, ils n’étaient pas riches mais il ne faut pas être difficile, et comme il existe une grande solidarité entre tous les habitants d’un même navire ce serait crier contre nous que de dire que le théâtre de la Sibylle était mal monté. Nos chanteurs eurent le talent de nous égayer pendant une heure et demie, la musique n’était pas fameuse mais ne serait-ce que parce qu’elle nous rappelait qu’on en fait avant la levée du rideau elle faisait très bon effet. Le vaudeville fut assez bien joué, ce qui fit le plus rire ce fut une chansonnette comique chantée par une grande pratique habillée en femme.
Ce soir concert instrumental et bal jusqu’à neuf ou dix heures.
Tout cela m’a distrait mais ne vaut pas un dimanche de Pâques passé avec vous. Voilà le troisième que je passe loin de vous, Dieu sait combien il y en aura encore avant celui où je pourrai voir les crocus et les perce–neiges lever dans vos plates-bandes. Bien certainement, le prochain jour de Pâques nous ne le passerons pas ensemble car il est plus que probable qu’à cette époque je serai encore sur la Sibylle faisant route pour la France.
Ce que je vous ai dit doit vous montrer combien il fait beau aujourd’hui. Nous sommes toujours on ne peut plus favorisés, nous avons bon vent, beau temps et belle mer. Nous marchons assez rondement et la route que nous faisons nous conduit au but.
9 avril 8 h du matin
Hier nous avons fait notre premier pas dans l’hémisphère sud, les vent favorables nous ont conduits jusqu’à la ligne et quoique dans ce moment–ci nous ne marchions pas beaucoup, nous pouvons dire cependant que nous avons doublé le Pot au noir. Vous savez que l’on appelle ainsi un certain espace voisin de la tropique où l’on est pris par le calme, où la pluie tombe à seaux. On y reste quelquefois 15 jours sans faire vingt lieues par journée. Le Commandant en se servant de cartes de l’Américain Maury [3] a su éviter ce fameux Pot au noir et cela en s’éloignant de la côte d’Afrique près de laquelle il se trouve à cette saison. Nous allons aujourd’hui ou demain recevoir des vents constants du sud-est qui nous conduirons jusque par 20 ou 25° de latitude sud ensuite nous trouverons là des vents d’O non plus constants comme ceux dont je parle mais dominants parmi tous ceux qui soufflent et ces vents nous conduiront au Cap. Vous voyez que sur la mer il y a aussi de grandes routes toutes tracées et qu’on ne suit pas indifféremment telle ou telle route. Profitant de l’expérience de leurs prédécesseurs les marins de notre siècle avec Maury à leur tête ont su compiler les observations, les journaux, ils en sont arrivés à tracer des tableaux qui donnent mois par mois les probabilités plus ou moins grandes que l’on a de trouver tel ou tel vent dans telle région. On n’a qu’à ouvrir ces cartes à les regarder un peu attentivement et on voit tout de suite quelle est la route à suivre.
[1] Sans doute un navire de Rostock, Mecklembourg (Poméranie Occidentale) du royaume de Prusse (note LA – merci Wikipedia)
[2] En français régional, une rousse est un gardon selon Wikipedia – référence d’eau douce ! (note AGM)
[3] Mathieu Fontaine Maury, officier de la US Navy (1806-1873) et inventeur de la météorologie statistique moderne. Il a écrit les Sailing Directions (instructions nautiques) dont se sert sans doute le Commandant de la Sibylle. (note LA – idem Wiki)