10 mai (1863)
Oh vilain mois de mai, il nous a causé depuis qu’il a commencé toutes sortes de désagréments vents debout, calmes, grosses mers, coups de cap voilà les douceurs qu’il nous a apportées.
Vous devez voir par le croquis que je joins à ma lettre1, qu’autant nous avons eu de la chance dans la première partie de notre navigation en allant de France à Palmas, autant nous avons eu de contrariétés dans la suite. De tous côtés on entend désirer la terre, pour mon compte je serai heureux d’être rendu au mouillage, ne serait-ce que pour pouvoir faire laver mon linge ; depuis deux mois le paquet que j’ai ramassé s’est peu à peu arrondi, il est dans une de mes armoires, très serré et humide ; je crains qu’il ne se pique. L’humidité qui nécessairement règne toujours à bord est bien nuisible à tout : pour nous d’abord c’est une source féconde en rhumatismes pour le vieil âge ; nos vêtements, notre linge, nos chaussures s’abîment et se perdent si on n’en prend pas le plus grand soin.
Ajoutez à ces causes de destruction le vent qui emporte nos casquettes, le goudron qui tache les pantalons, redingotes etc. et vous verrez comme on est peinés en revenant de campagne quand on rapporte un trousseau abîmé que l’on a emporté tout neuf.
Au Cap je dois faire des promenades avec M. Pottier et quelques autres officiers passagers ou autres admis dans l’intimité de ce dernier ; le tout forme une société très agréable dans laquelle j’ai l’honneur d’être reçu ; de temps en temps lorsque je n’ai pas de quart de nuit, vers 8 h je vais dans la chambre de M. Pottier et je passe ma soirée à entendre de la musique à voir jouer ; ou bien M. Pottier ou un autre nous (entretient) sur ses campagnes. Nous sommes deux inséparables, c’est le modèle que je me propose d’imiter comme officier et comme homme ; je suis maintenant à peu près sûr d’être embarqué avec lui pendant plusieurs années ; son oncle M Longueville nous aidera pour obtenir de naviguer ensemble quelques années ; je puis même espérer qu’aussitôt de 1ère classe c.à.d au retour de cette campagne je pourrai faire le service d’officier sur un bâtiment dans le genre de la Sibylle. Les hommes l’aiment et ont grande confiance en lui
Nos passagers ont été la cause de tant d’histoires que maintenant plusieurs individus sont à couteau tiré ; les passagers du poste excités par un lieutenant de vaisseau (qui dans la manière d’agir ici se conduit comme le dernier des mousses) cherchent chicane à tout le monde ; ils ont été assez bêtes du moins deux d’entre eux pour se faire les champions des rancunes de l’imbécile dont je vous parle ;ils querellent tout le monde à bord et si bien que le Commandant a été obligé de bloquer l’un d’eux. Si l’autorité venait à apprendre quelles sont les menées de ce petit crétin de M Lopez, il pourrait se faire mettre à terre à Bourbon pour être renvoyé en France avec de bonnes notes pour compagnes de voyage ; C’est lui qui entretient la discorde dans notre poste, ce seul motif pourrait lui attirer des désagréments sans nombre, sans compter que sauf le respect que je porte à ses épaulettes c’est un fameux Canard.
Les querelles dont je vous parle sont terminées ; nos passagers et nous formons deux camps très distincts et aussi étrangers l’un à l’autre que si nous ne nous étions jamais vus ; le Commandant a pris parti pour nous et a menacé nos aimables hôtes de les mettre à la porte de chez nous ;depuis ce jour ils sont restés très tranquilles ;cette menace est venue à la suite d’une plainte faite par notre chef de poste ; un jour que j’étais de quart, je dînais avec nos passagers, l’un d’eux se permit de prononcer quelque chose de malhonnête et d’injurieux à notre adresse ; je le prévins que je me plaindrai et, sans plus faire d’affaires, j’allai trouver le chef de poste et tout fut dit.
Aujourd’hui j’ai déjeuné avec le Commandant, j’en ai été très heureux parce que j’aime beaucoup avoir à faire avec lui, c’est un excellent homme ;je crois pouvoir dire, sans me flatter par trop, qu’il a une certaine estime pour moi, du moins j’en ai les preuves. Pendant que nous dégustions un verre de bon vin on vint annoncer que l’on voyait la terre ; on s’attendait en effet à la découvrir aujourd’hui. Ce soir peut-être et demain plus probablement nous serons mouillés en rade de Simon’s Bay (en français baie de Simon). Quoique cette terre soit tout à fait étrangère pour nous, nous avons cependant plaisir à y penser, les vivres frais nous manquent, depuis huit jours nous sommes au cap Fayol2 nous serons heureux de fouler un peu de terre ferme et de voir des figures étrangères
Nous avons passé dernièrement 2 jours en calme, depuis notre départ de France nous n’avons vu la mer aussi belle, il n’y avait pas de bruit comme dans les calmes qu’on rencontre le plus souvent, nous étions presque sans roulis ni tangage, nous avions une douce température. Pour moi qui ne suis pas pressé d’arriver j’étais aussi content que si nous eussions filé dix nœuds.
Aujourd’hui à midi nous avons mouillé en rade de Simon’s Bay ; toute la nuit nous étions restés en calme en vue d’un phare qui se trouve à l’extrémité du cap de Bonne espérance. Au jour la brise s’est levée et nous sommes arrivés tout doucement ; la terre est très haute, triste je dirai même qu’elle paraît désolée ; au bas d’une colline assez élevée et dans un coin parfaitement abrité se trouve Simon’s town (ville de Simon). C’est un affreux petit trou qui a cependant le mérite de paraître propre ; la plus belle partie de la ville, puisqu’on l’appelle ainsi est le logis de l’amiral. De la rade ça a un aspect charmant.
Dès que nous eûmes mouillé une embarcation se détacha d’un navire russe mouillé devant nous. et un officier en grande tenue vint souhaiter la bienvenue à notre commandant, quelques instants après c’était au tour d’un officier anglais, un jeune lieutenant de vaisseau qui bien certainement n’a pas trente ans. Il était accompagné d’un midshipman aussi très frais et très rose. Ce malheureux petit jeune homme avait l’air perdu à bord, j’ai eu un instant l’envie d’aller lui tenir compagnie
En entrant dans la rade nous avons rencontré le navire français le D’Entrecasteaux partant pour la Cochinchine. Nous avons échangé avec les officiers de conviviales politesses. On attend ici 4 ou 5 autres navires de guerre français dont l’un de Chine ; c’est le consul qui nous a annoncé ces arrivées prochaines, il était venu faire ses adieux au D’Entrecasteaux quand nous voyant arriver il s’est décidé à rester, avant même que nous n’ayons mouillé il était à bord ; il se nomme Marion, il nous a annoncé qu’il avait reçu des lettres pour nous, Dieu veuille qu’il y en ait pour moi, je serai bien peiné si demain je ne voyais rien pour moi.
1 Voir la carte de l’épisode 12
2 Être au cap Fayol veut dire que les haricots secs sont distribués à bord faute de vivres frais.