Où l’on voit que Charles a un coup de blues dû à la flemme, ce qui ne l’empêche pas de prendre des initiatives grâce au Commandant (ses premiers commandements de manoeuvre), et d’admirer à juste titre le travail des marins, lui le bleu dans tous les sens du terme…
7 juin.
Comme je l’avais prédit nous n’avons pu partir au jour dit ; cependant nous étions prêts le 3 juin et nous nous préparions à quitter Simon’s Bay quand le feu se déclara avec une grande intensité à bord du navire de commerce français, on fut obligé de lui envoyer nos pompes à incendie et une corvée d’hommes. Le lendemain le feu était éteint et à 3 heures de l’après-midi la frégate sous toutes voiles faisait route vers le large.
Au moment de notre appareillage, le commandant de la frégate anglaise avait fait monter sa musique sur la dunette ; et tandis que nous établissions nos voiles elle nous joua une sérénade, enfin au moment où notre ancre quittant le fond, la frégate abattait sur bâbord, le Partant pour la Syrie [1] nous arriva aux oreilles, les Anglais nous souhaitaient bon voyage. Nous répondîmes à coups de casquette, notre musique estropia le God Save the Queen (Dieu sauve la reine, c’est leur chant national, quand on le joue dans une promenade ou dans n’importe quel lieu où l’on est correct, tout le monde se découvre et l’on est silencieux). Nous saluâmes aussi du pavillon : on nous répondit aussitôt, enfin il fallait une fin à toutes ces politesses réciproques, il faut convenir que la dernière est restée aux Anglais. Nous avons eu d’excellentes relations avec l’état-major de la Narcisse ; malgré leur raideur j’ai décidément une meilleure opinion de nos collègues des états-majors anglais, de la marine ceci s’entend, pour les Ecrevisses Cuites [2], les militaires, c’est tout le contraire.
Pendant la nuit le calme survint et le lendemain à midi nous fûmes forcés de mouiller, nous laissâmes tomber une ancre à 3 lieues de Simon’sBay dans False Bay. Dans cette dernière rade se trouve un banc de roche nommée le Trident dont la position était douteuse pour nous ; le pilote nous avait indiqué une position tandis que notre carte en indiquait une autre. On voulut profiter de l’occasion pour vérifier le fait. Aussitôt mouillé on arma une baleinière, monsieur Richy et moi, munis de tous les instruments nécessaires, nous partîmes à la recherche. La carte avait raison, pendant tout l’après-midi nous sommes restés à sonder et enfin nous sommes arrivés sur le banc dont la roche en question est une des têtes ;
nous ne sommes revenus à bord qu’à la nuit. Vers 10 heures la brise vint à se lever, elle nous conduisait hors de la baie, il fallait en profiter, on fit le branlebas et deux heures après nous étions loin, le calme est revenu depuis mais nous avons perdu la terre de vue, nous ne la reverrons plus avant Bourbon. Je serai heureux d’y arriver, j’ai hâte d’avoir des nouvelles un peu fraîches.
J’ai un peu de mal à reprendre mes habitudes de mer, je suis paresseux comme une bourrique. Je vais me mettre à travailler l’Anglais très sérieusement pour pouvoir le parler à Sidney.
Aujourd’hui la brise fraîchit, je crois que nous allons danser non pas au son de la musique, mais au bruit du vent qui siffle dans la mâture en faisant un tapage du diable.
14 juin
Notre navigation dans l’océan Indien commence mal. Depuis notre départ de Simon’s bay nous avons eu du calme puis du vent debout et enfin gros temps. Je ne sais comment sera la suite, j’aime à espérer qu’elle sera plus heureuse ; quoiqu’il en soit nous commençons cependant à nous rapprocher de Bourbon. Je me demande s’il faut attribuer à la mer nouvelle que nous courons la disposition d’esprit dans laquelle je suis, je voudrais savoir si elle est cause de la paresse qui m’a gagnée. Depuis quelques temps, autant j’aimais à m’occuper avant d’avoir touché à la côte d’Afrique, autant cela m’est impossible maintenant, vous devez le voir par mon journal que je n’écris plus si régulièrement. Du reste j’aurais peu de choses intéressantes à vous raconter, je pense en effet que vous ne tiendriez pas à entendre tous les cancans du bord et il y en a car il y a des passagers voire même des passagères qui font beaucoup parler d’eux et d’elles.
J’attends Bourbon avec impatience, je pense y trouver des lettres de vous et je me réjouis bien de les lire. Quand ce cahier-ci vous arrivera nous serons à Ste Marie, petite île sur la côte NE de Madagascar, c’est là que nous devons mouiller nos ancres. Nous serons, dit-on, dans un beau pays très fertile où la vie est à bon compte. Je ne suis pas en verve, à demain.
19 juin
Tous ces jours derniers nous avons reçu un coup de vent de la partie nord qui nous a fait joliment danser. Ce matin à 4 heures il a enfin changé et est passé à l’ouest. C’est à la suite d’un grain violent qu’a eu lieu ce changement, la pluie tombait par tonnes et le vent soufflait que c’en était une bénédiction, la mer était démontée, mais notre vieille frégate tenait bon et résistait aux éléments ; notre mâture nous a donné une bonne preuve de sa solidité, elle n’a pas bougé non plus ; tout d’un coup le calme s’est fait, la pluie a cessé et le beau temps est revenu. Nos matelots ont beaucoup fatigué ; dormir 5 heures pendant toute une nuit et passer le reste dans l’eau jusqu’à la cheville à travailler avec résignation et patience, voilà quelle fut leur manière de vivre et de faire. J’admire ces hommes-là, ils travaillent sans mot dire, de temps en temps un farceur lâche une plaisanterie, on rit un peu et chacun se remet à la besogne. Sachant qu’une chose doit se faire, ils le font le mieux et le plus vite possible, on est heureux d’avoir à commander à de tels hommes.
Monsieur Lopez, lieutenant de vaisseau, doit, dit-on, débarquer à Bourbon. J’ai appris que si on ne trouvait pas d’officier pour le remplacer, je ferais comme chef de quart celui de midi à 4 heures du soir. Aujourd’hui j’ai pour la première fois commandé quelques petites manœuvres pendant que mon officier faisait son calcul, il m’avait laissé à sa place sur le banc de quart, le Commandant m’a fait établir plusieurs voiles. Depuis notre départ, j’ai eu l’occasion d’apprendre pas mal de choses soit en regardant ce que l’on faisait soit en causant avec les officiers, soit en relisant mes anciens cours de l’Ecole [3]. J’éprouve un certain plaisir à revoir de temps en temps quelques pages de ces derniers, je n’en prends plus qu’à ma faim, je comprends mieux ce que je lis puisque je le mets en pratique, je m’intéresse beaucoup plus à ce que je vois. Je veux qu’à la fin de cette campagne je puisse faire le service d’officier.
22 juin
Nous doublons le cap Fayol [4], depuis notre départ de Simon’s Bay, le matin nous déjeunons avec du lard et des haricots, le soir nous dînons avec des haricots et du lard. Nous verrons la terre de Bourbon avec bonheur, dans 4 ou 5 jours nous serons au mouillage.
Depuis quelques temps j’éprouve le besoin de lire et de lire des ouvrages un peu sérieux ; Je sens que mes idées ont trop de vague et qu’il faut les éclairer sur certains points. Je vois la nécessité de m’imposer une règle de conduite ; pour le choix je ne crois pas être jamais embarrassé, j’ai un modèle à imiter : monsieur Pottier, mes relations avec lui me permettent du reste de lui demander avis et des conseils ; c’est un cœur excellent et celui à qui je peux parler librement à bord. De ce que je lui vois faire et entends dire, je conclus que tôt ou tard il me faudra être homme, que mon métier m’impose l’obligation d’être bon officier et bon Français. Pour remplir ces conditions il faut être honnête, ferme et courageux, instruit, dévoué ; je crois que ces qualités comprennent les autres avec elles et que leur assemblage constituent le type de parfait honnête homme que je me figure.
Tout ceci doit peu vous intéresser, mais puisque je vous écris un journal il faut bien vous dire ce que je pense, au risque de vous ennuyer quelquefois. Depuis quelques temps j’ai un peu abandonné le dessin, ce qui m’a dérouté, c’est la vue des mauvais résultats auxquels je suis arrivé jusqu’ici comparativement à ce que je vois faire par mon officier de quart. J’espère cependant le reprendre un jour ou l’autre. Je suis peiné quand pareille chose m’arrive car je sais que vous aimeriez beaucoup me voir rapporter un album un peu garni. Du reste j’attribue cela à la cagne [5] générale qui a ralenti mon ardeur en toutes choses pour quelques temps. Je crois que du jour où je me remettrai à travailler le dessin ira de l’avant comme le reste.
Pendant que la page précédente séchait il m’est venu à l’idée de dire à maman que tout mon linge avait été blanchi avec beaucoup de soins à Simon’s Town ; quant au prix le voici : 3 shellings (1 schelling vaut 25 sous) la douzaine de pièces, on vient les prendre à bord et on me les rapporte repassés. Tout a été remis dans mon armoire dans un ordre dont vous ne me croyez pas capable ; j’ai la prétention d’avoir des armoires qui feraient honneur à la meilleure ménagère. J’ai été forcé d’élargir deux pantalons qui ne pouvaient plus contenir mon gros ventre, pour l’un d’eux je m’en suis tiré très facilement en le fendant par derrière et en me contentant d’arrêter la fente à une certaine distance, je commence à être très fort en ouvrage de couture, en voilà une preuve très concluante.
[1] Le chant Partant pour la Syrie était l’hymne national sous le Second-Empire (NDLR)
[2] Les officiers de l’armée de terre britannique étaient à cette époque surnommés Écrevisses cuites à cause de la couleur rouge de leur uniforme (NDLR).
[3] Il s’agit de l’Ecole navale.
[4] On se rappelle que dans l’épisode 13, passer le cap Fayol veut dire distribution quotidienne de fayots.
[5] La cagne : la flemme. (NDLR). La cagne est une maladie toulonnaise. […] La cagne, c’est la flemme, le farniente italien. (Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, Grasset, 1953 (Wikipedia)
Merci Loic,
ce journal est vraiment savoureux et je me réjouis chaque lundi à l’idée de lire la suite.
Merci pour cette initiative.