Bientôt de retour au mouillage à St Denis, Charles philosophe sur la vieillesse, la famille, … et l’envie de prendre un bain d’eau douce.
26 juillet 1863
On s’attend un peu à trouver à Bourbon la frégate l’Isis avec l’ordre pour nous de rentrer en France. Elle pourrait prendre ce qui nous reste à porter en Océanie, ce qui n’est pas lourd, et alors nous ferions route pour la France. Je n’en serai pas content (je parle à mon point de vue) ; revenant si vite en France je ne pourrai pas avoir de permission, on nous ferait repartir presque aussitôt pour n’importe quelle destination. De plus j’ai commencé la campagne comptant voir l’Australie, la Calédonie, Taïti [1], faire le tour du monde ; je regretterai de perdre l’occasion d’un si beau voyage. Si nous recevons le dit ordre vous le saurez, si ce n’est pas par ce courrier, ce sera par le prochain ; je laisserai une lettre à Saint Denis si nous partions vers le Cap.
Vous avez dû recevoir au commencement du mois la petite lettre que je vous ai écrite de Simon’s Bay, il y a deux mois juste que la Renommée a quitté la même rade, elle doit donc être bien près de France, ces jours-ci vous recevrez donc ma grosse lettre écrite en traversant l’Atlantique, peu de temps après vous aurez celle que je vous ai adressée de Bourbon, vous allez donc avoir à lire de vieilles nouvelles pendant huit jours au moins.
Hier j’ai fait un tour de mes photographies ; cela m’a fait penser qu’il y a un an je quittais Brest pour aller vous trouver tous en bonne santé. J’ai rêvé à l’heureux temps où muni de quelques jours de permission après une campagne je pourrai courir en Lorraine et j’ai souhaité de tout mon cœur la fin de la guerre du Mexique, car si elle dure encore à notre arrivée en France, il n’y aura pas de permissions à espérer.
Vous me trouverez peut-être fameusement égoïste en me voyant souhaiter la fin d’une guerre pour mon bonheur seul, malheureusement il est bien difficile de ne pas le devenir quand on a sous les yeux les modèles les plus parfaits qu’on puisse imaginer. À bord tout ce qui a plus de quarante ans est l’égoïsme personnifié, plus on est avancé en grade plus on est pingre. Je ne vous en dirai pas plus sur ce chapitre, je pourrais en dire trop. Ma conclusion de ce que j’ai vu et de ce que je vois, c’est que la vie d’un vieux garçon est fort triste ; les plus belles qualités font peu à peu la place à l’amour de soi-même et de soi seul [2], on en arrive nécessairement à voir les choses sous un point de vue excessivement restreint, on devient vieille bête. Si Dieu me prête vie, je désire que les circonstances me permettent de me marier, la perspective de devenir ce que je vois être n’est pas gaie. Il faut vivre à bord d’un navire, être constamment côte à côte pour bien sentir ce que cette vie de vieux garçon a de triste ; on a le temps de réfléchir. Une autre conclusion que j’ai tirée c’est qu’il fallait autant que possible rester en dehors de toutes les petites coteries inévitables à bord d’un navire ; passer son temps en s’occupant le plus et le mieux possible, avoir de bonnes relations avec tous et de très bonnes avec quelques uns ; voilà le moyen de vivre heureux et tranquille. Quand on travaille beaucoup on n’a pas le temps de s’occuper de tous les petits cancans qui ne tardent pas à amener des discordes.
2 août
Dans quelques heures nous verrons Bourbon, nous avons fait une traversée peu heureuse, nous sommes restés 16 jours en mer pour franchir une distance de 120 lieues ; nous avons eu vent debout pendant 10 jours ; bien que dans la région des vents alizés de SE, nous en avons eu d’autres tandis que nous comptions sur les premiers. Puis nous avons eu près de deux jours de calme, enfin de guerre fatiguée la brise s’est mise à souffler du SE et la vieille Sibylle a pris ses jambes à son cou. Depuis hier nous filons de 7 à 10 nœuds, demain nous serons au mouillage.
Nous marchons avec une grosse houle de l’ouest qui nous prend par le travers et qui indique assez bien qu’à plusieurs centaines de lieues de nous la brise a dû souffler sec de cette partie ; en attendant nous en avons les restes, nous roulons comme des barriques. Le temps est beau mais hier il n’avait pas belle apparence, j’ai reçu sur le dos un grain de pluie qui est arrivé à propos pour laver mon manteau que les chats avaient parfumé.
En général, on se réjouit peu d’arriver, sauf le commandant qui a des amis à Bourbon, personne à bord ne goûte les plaisirs de cette relâche. La rade n’en étant pas une, ceux qui vivent à bord de leur navire ne disent pas grand bien de Saint Denis. Les navires roulent comme en mer, dans les embarcations on est mouillé par l’eau que le vent fait voler sur la crête de petites lames, le débarcadère est très incommode, tout à terre est très cher ; bref je serai plus content de partir que d’arriver. De plus quand j’aurai l’intention d’aller flâner à terre, je ne pourrai le faire car tout le poste est consigné pour huit jours. Dernièrement lorsque l’un de nos gabiers est tombé à la mer, nous ne l’avons su au poste que lorsqu’il a été sauvé, nous n’étions donc pas sur le pont pendant le sauvetage ; le lieutenant nous a tous punis et comme on lui disait que nous n’avions rien su de ce qui se passait il a répondu : « je m’en mockque (moque si vous ne comprenez pas) ». c’est qu’il n’est pas toujours de bonne humeur. Un accident n’arrive jamais seul, et hier soir un soldat d’infanterie de marine passager à bord s’est cassé un bras en tombant de son hamac. C’est un vieux troupier à 3 brisques [3] qui a un gros ventre et le derrière très lourd, il maudissait sa mauvaise étoile.
Madagascar n’a pas laissé de souvenir potable dans notre équipage sous le rapport sanitaire ; nous n’avons de malades que quelques hommes d’infanterie qui viennent de passer un an en garnison à Sainte Marie. Peut-être nous mettra-t-on en quarantaine, mais ce sera pour peu de temps.
Je vous donnerais bien à deviner en cent la chose qui me trotte en tête depuis plus de dix jours. Je ne désire que prendre un bain de rivière et je pense constamment à la Meurthe et à Mesnil. Notre Emile [4]> a dû reprendre son genre de vie d’amphibie et depuis longtemps j’envie un peu son sort. Dans ce moment, il doit être, je crois, à passer ses examens pour son baccalauréat, je lui souhaite bonne chance et j’attend Sidney avec impatience pour savoir s’il est reçu. J’ai bon espoir qu’il le sera quand on a travaillé consciencieusement comme il a fait. On a pour soi, outre les résultats et son travail, une sorte de droit moral qui enhardit devant les examinateurs. Qu’il persiste dans la voie qu’il s’est proposée de suivre, au moins lui sera son maître et aura un chez lui, choses que ni Paul ni moi ne connaîtrons d’ici quelques années.
3 août
Nous avons mouillé ce matin à 9 heures. Nous n’avons trouvé devant St Denis ni l’Isis ni aucun autre navire de guerre français. Je ne m’attendais pas à recevoir de lettre de vous, j’ai poussé un cri de joie quand le vaguemestre a nommé mon nom. J’ai été heureux de voir quel plaisir vous avait fait ma petite lettre du Cap, s’il est proportionnel à la longueur de mes épîtres, qu’est ce que ça a été quand mon volume vous est arrivé. Tâchez de vous habituer à des silences parfois un peu longs ; il faut d’abord le temps d’arriver aux relâches puis celui nécessaire aux paquebots pour aller en Europe [5]. De plus les navires à voiles ne font pas toujours ce qu’ils veulent, notre dernière traversée l’a assez prouvé.
La photographie de la frégate n’a pas été faite à Simo, ainsi à moins qu’on ne la fasse à Sidney ou à Rio, ne comptez pas sur elle. Contentez vous faute de mieux, des peintures que je vous envoie [6].
La chaleur dans ces pays-ci est fort supportable, nous sommes en plein hiver dans l’hémisphère Sud. Je ne sais si je suis devenu frileux mais je mets mes pantalons de drap beaucoup plus souvent que ceux de toile. Du reste en mer les plus fortes chaleurs sont toujours supportables dès qu’il fait de la brise ; je parle du séjour sur le pont, je ne dirai pas la même chose de celui dans un poste où on est entassé à douze ou treize, on n’y met les pieds que pour y prendre les repas ou se changer, encore a-t-on le temps d’attraper de rudes suées. Je ne parle pas de l’atmosphère embaumée que l’on y respire ; la ratatouille, les chaussures, le linge sale et autres émanations forment un composé fort remarquable.
J’ai été content d’entendre parler de l’oncle Henry et des siens ; tous ces temps ci j’ai pensé à toute la famille et à lui, je me suis rappelé qu’en effet il y a un an, je goûtais une joie qu’on ne goutte malheureusement qu’une fois, je sortais de prison pour toujours [7] et je courais passer deux mois avec vous. J’ai failli faire comme grand-père avait fait, quand j‘ai appris quel bonheur lui avait causé ma lettre. Je pense aussi souvent à lui ; et, je l’avoue à ma honte, c’est quelque fois quand un vin plus ou moins bon me rappelle le 46 d’Agincourt ou le Barbonville lui-même [8]. Si nous n’avions pas eu à traverser des pays un peu froids pour rentrer en France, je lui aurais rapporté 3 ou 4 petits volatiles de Sainte Marie ; c’était des petites perruches vertes très mignonnes mais qui l’étaient trop pour doubler le cap Horn. Je lui rapporte une canne faite avec un citronnier de Madagascar. Si par hasard nous retournions en France, je ferais en passant au Cap emplette d’échantillons de vin de ce pays ; malheureusement les fonds m’ont manqué lors de mon premier passage, j’ai du forcément manquer l’occasion, du reste la place me faisait défaut, ce ne serait plus une question s’il s’agissait de rentrer directement en France.
Que maman prenne courage et se résigne à être seule pendant quelques années, nous irons vous voir aussi souvent que nous pourrons le faire, si la guerre du Mexique se termine et qu’on reste tranquille quelque temps on pourra obtenir des permissions. Et il faut croire que toutes ces guerres lointaines auront une fin. Du reste on tâchera, s’il le faut, de trouver une maladie de complaisance qu’un conseil de santé complaisant permettra d’exploiter. On ira encore faire quelques pêches aux goujons à Mont, la vendange de l’oncle Travailleur, j’espère bien avant peu aller avec grand père faire un tour chez Drapier [9] et en revenant souhaiter le bonjour au père Philipaux.
Papa aurait dû ne pas renoncer à son idée de me faire un petit journal, ne m’écrirait-il quelques mots que tous les huit ou dix jours il arriverait à m’envoyer des lettres un peu plus longue que sa dernière. Vous ne me dites rien de la famille Travailleur, j’aime à croire que votre silence est de bonne augure ; vous n’êtes pas aussi bavards que moi, si vos lettres n’étaient pas datées de Lunéville je ne me douterais pas que c’est de là que vous m’écrivez.
Non je n’ai pas à faire une longue course pour me baigner et pourtant ça ne m’arrive pas souvent, car je n’aime pas les baignoires. En plus il ne faut pas songer aux grands bains, ceux là seuls qui tombent à la mer peuvent s’en payer le luxe, sur les rades de Ste Marie et de St Denis il y a des requins on y renonce donc aussi ; somme toute vous voyez qu’on peut regretter la Meurthe ou la Moselle. Du reste qu’on ne me parle pas de bains d’eau de mer, je préfère l’eau douce qui est beaucoup plus civilisée.
[1] Orthographe de l’époque, plus proche de la prononciation polynésienne.
[2] Souligné par l’auteur.
[3] Au sens figuré : chevron d’ancienneté d’un soldat rengagé. Avoir deux, trois brisques.
[4] Autre frère de Charles qui est devenu architecte.
[5] Via Le cap de Bonne Espérance car le canal de Suez, commencé en 1859 sous le direction de Ferdinand de Lesseps n’a été inauguré qu’en novembre 1869 par l’impératrice Eugénie.
[6] Hélas ces peintures ne sont pas en possession des héritiers.
[7] l’École Navale.
[8] Agincourt, Barbonville : communes de Meurthe et Moselle qui produisaient à l’époque un vin de Pays.
[9] Travailleur, Drapier : oncles de Charles du côté de sa mère.