Huit heures du matin, 12 juillet 1970, par 43° 42’ N et 24° 18’ W, dans le NE des Açores…, l’horloge de la passerelle est restée à l’heure de Lorient, mais le soleil se lève à son heure à lui, c’est six heures. Jean, le patron, décide de mettre en pêche en attendant que les appels nous viennent de la flottille thonière, quelques 300 bateaux de tous âges, mais parfois bien vieux, certains armés pour la seule saison du thon blanc, (Thunnus alalunga) qu’on appelle encore le germon. On ne s’étonne pas que l’assistance soit nécessaire pour quelques-uns de ces vieux rafiots perdus au beau milieu de l’Atlantique ! Le Ludovic-Pierre est là avec son médecin pour porter une assistance médicale, par radio ou directe à bord. Mais il porte aussi une assistance mécanique, ou radio, grâce au chef mécanicien et au radio du bord, et aux pièces détachées embarquées à Lorient. Le Ludo peut aussi distribuer un peu de gasoil à ceux qui ont vu trop court pour un mois de mer (parfois plus, si la pêche n’est pas suffisante), de l’eau douce (en bouteille pour le Ricard, pas forcément pour se laver…). Il arrive même qu’on se rende à bord d’un thonier pour une simple visite amicale : tu parles, un mois de mer à voir les même six bobines pas rasées et pas lavées, sentant le thon et autres fragrances inavouables, pour boire l’apéro (on apporte l’eau pour le Ricard) avec les gars du Ludo, même à dix heures du matin (heure de Lorient). Météo-France a même détaché un prévisionniste qui deux fois par jour émet à la radio un bulletin local et très précis, fondé sur ses observations et celles du réseau international qu’il reçoit par fax à la passerelle du Ludo, tout ça même en 1970 ! La flottille thonière apprécie grandement cette sécurité apportée si loin de ses différents ports d’attache, de Camaret à Saint-Jean-de-Luz. Le CNEXO et ses jeunes halieutes de l’époque ont eu l’idée de faire embarquer des scientifiques pour suivre en direct et au jour le jour les captures et les rendements des thoniers ligneurs.
Sitôt qu’un navire demande de l’aide, le Ludo fait route vers lui. Les scientifiques menés par Jean-Claude Dao, du CNEXO, sautent dans le zodiac qui fait la navette entre le Ludo et le navire demandeur, et mesurent les germons pêchés par le thonier quand les poissons sont encore sur le pont, attendant d’être « étripés ». Ces rigolos de scientifiques sont finalement bien acceptés, puisqu’à l’occasion ils plongent sous le bateau pour couper une ligne prise dans l’hélice, ou pour vérifier s’il n’y a pas « un boutte qui traîne et qui fait fuir les thons, c’est sûrement pour ça qu’on n’a rien pris ce matin alors qu’on était sur la matte et que le Dalmarc’h bihan a fait 12 gros et 45 demis en 10 minutes ! ». Quand l’occasion se présente ils ne manquent pas non plus, ces scientifiques, de boire un coup, voire de rester la journée sur le thonier en attendant que Hervé, le chef du Ludo, répare une durite qui a pété dans une machine hors d’âge, qui pue le fuel et l’échappement, plus encore que l’odeur du thon qui imprègne pourtant la peau, les cheveux, les vêtements, les couvertures, le poste d’équipage et même le pain embarqué à l’appareillage par dizaines de miches recuites pour durer un mois.
Ce matin donc, au lever du soleil, Jean le patron du Ludo a fait déborder les tangons et nous avons mis les sept lignes à l’eau, trois par tangon et une ligne dite « trou-du-cul » parce qu’elle part du milieu du tableau arrière. Une chance, la mer est belle, une superbe houle longue et franche berce le chalutier de 45 m de long, et masque à chaque roulis les quelques dizaines de thoniers répartis autour de nous, Bretons, Basques, Cantabriques, chacun parlant sa langue à la radio pour ne pas être compris des autres. Un appel radio d’un « Grec » (entendez : de l’Ile de Groix) vient nous demander de l’aide. Il se trouve dans un autre groupe plus au sud, à deux heures de nous. On doit rentrer les lignes et faire route vers lui. Le Sourire-de-l’Ile, c’est le nom du Grec, a un malade et la description des symptômes à la radio décide André le médecin à aller voir de près pour une consultation. Arrivés à proximité du Sourire, l’équipage met le zodiac à l’eau, l’échelle de pilote est déployée et trois personnes embarquent en moins d’une minute, rôdés qu’ils sont à la manœuvre, et capables maintenant de ne pas se laisser prendre par le roulis qui te fait monter l’eau jusqu’à la ceinture si tu n’a pas sauté à temps dans le zodiac.
Quelques minutes de radada dans la belle houle, qui nous masque le Ludo et le Sourire dans le creux mais nous fait presque monter directement à bord, hommes et zodiac compris quand on accoste le Sourire ! Le médecin descend dans le poste, le scientifique se précipite sur les thons fraîchement pêchés et Maurice, premier lieutenant sur le Ludo et de quart zodiac ce matin, fait un brin de causette avec le patron du Sourire, un café à la main (pas d’apéro à 10 h du matin, on est sobre sur ce bateau, ou alors on n’a plus de pastis). Vingt minutes passent, le scientifique a mesuré la trentaine de thons qui gisaient sur le pont, et André remonte du poste, le teint blanc-vert et le cœur au bord des lèvres. Il est pourtant amariné depuis trois semaines que nous sommes en mer, mais peu d’occasionnels comme nous peuvent résister longtemps au subtil confinement du poste, séparé de la machine par une simple cloison, et où vivent, mangent et dorment six hommes pendant un mois, dans une hygiène réduite au minimum. Le diagnostic d’André : crise d’angine de poitrine, il faut transférer le malade sur le Ludo pour le mettre en observation. Nous rapatrions donc le malade, qui s’étonne, une fois à bord du Ludo, du luxe de ce chalutier hauturier : des chiottes, plusieurs douches et une bannette qui lui est réservée dans la cabine du toubib !
Entre temps, un autre thonier a appelé, il faut faire route à nouveau. Cette fois, c’est une panne mécanique, le Racleur d’Océan n’a pas réussi à lancer sa machine à l’aube après une nuit sur batterie, à la choule, car on ne pêche pas à la traîne au-delà du crépuscule. La panne n’a pas pu être réparée par le mécanicien du bord, Jeff va devoir intervenir. Rémi le cuistot nous a préparé un bon repas que nous allons déguster en faisant route : rôti de thon bardé au lard, patates et salade, la dernière qui restait dans la chambre froide depuis le départ il y a vingt jours… mais les patates, « l’allégresse de ma vie » comme dit Jo, deuxième lieutenant, encore un Grec, restent le légume de base, il arrive même qu’on en distribue aux thoniers qui ont dépassé le temps compté pour les vivres. « A Groix, les femmes sont belles, mais les patates sont farineuses », comme dit Jo quand apparait la gamelle, que nous mangeons tous de bon appétit, le malade compris, tout heureux de passer à table dans un véritable carré, qui le change du poste « tout usage » de son bateau. Après le café, et comme il y a encore un bout de route à la vitesse de 10 nœuds qui ne permet pas de pêcher, nous allons jouer au palet dans l’entrepont à l’avant, ce qui est une vraie gageure, car le tangage dans la grande houle du large rend le lancer de palet complètement aléatoire pour les non-habitués.
Le chef est à bord du Racleur, il n’y pas de poissons sur le pont puisque le bateau est en panne et la réparation durera au moins deux heures nous crie Hervé depuis le pont du Racleur. Le Ludo met donc en pêche, et cette fois nous, les scientifiques, devrons prélever des échantillons de sang sur les poissons pêchés, pour que Philippe en fasse une analyse électro phorétique depuis son laboratoire parisien. La grande question du moment est de savoir s’il y a deux sous-populations de germon. Plaisir grisant que de voir une ligne se raidir, tirer sur le hale-à-bord, puis sur la ligne, finir autour des bras que la vareuse protège du serrage qui fait mal, pour sortir enfin le thon de plusieurs kilos (parfois 10 à 12 kg) et le jeter sur le pont, tout gigotant, secouant de la tête aux pieds celui qui vient de le capturer et qui le prend par la queue pour le poser dans le parc à poisson. Vite, on prélève le sang à l’aide d’une seringue en plantant l’aiguille dans le cœur, on remplit les tubes à essais, puis on se lance dans un concours de vitesse à l’étripage, (le scientifique est un grand enfant) pour ensuite descendre les poissons vidés et lavés à grande eau dans la cale où ils seront finalement congelés. Sur les thoniers, ils sont glacés et maintenus, pour les premiers pêchés, jusqu’à un mois dans une glace de moins en moins fraîche… Bons pour faire des boîtes de miettes de thon !
Il est maintenant l’heure de faire le tir biquotidien de SIPPICAN, car ce tout nouvel engin pour la science permet depuis peu de faire un profil thermique de zéro à 200 m et permet de détecter la profondeur et la forme de la thermocline. Ces scientifiques ont en effet la prétention de faire de la « prévision de pêche en direct », en détectant les zones favorables au germon par le rapprochement de la structure de la thermocline avec les données de température de surface et les fronts thermiques, que le météo du bord nous fournit grâce aux cartes américaines reçues par fax à la passerelle. On a beau être en 1970, on est déjà moderne. La prévision marche et plusieurs thoniers se sont d’ailleurs équipés de thermographes de surface enregistreurs.
La nuit est tombée, nous avons dîné puis stoppé le moteur principal, car le temps est au beau-fixe et le Ludo reste à la choule. Les projecteurs de pêche (nous sommes sur un chalutier) sont allumés, tournés vers la surface à l’arrière, et l’un de nous se passant un boutte autour de la taille, descend le long du plan incliné qui sert en temps normal à filer et remonter le chalut par l’arrière. Il tient un grand haveneau et tente de pêcher des balaous (Cololabis saira), la proie préférée des thons, et qui sont attirés par la lumière. S’il y arrive, on se fera un extra sous forme de friture nocturne, un vrai régal ! Il arrive quand même que la lumière attire aussi des crevettes bathypélagiques (surtout Acanthephyra purpurea) qui se rapprochent de la surface la nuit, tant mieux si on en prend, c’est délicieux. Parfois des requins peau-bleue (Prionace glauca) viennent aussi rôder, ce qui calme le téméraire qui remonte vite en tirant sur le boutte. Pendant cet exercice, Yves, qui n’est pas tenté par l’acrobatie, chante du grégorien sous les étoiles.
Au matin, Jean le patron et André le médecin discutent de l’état du malade. Finalement, puisqu’il reste huit jours avant de regagner Lorient et qu’il y a les médicaments qu’il faut à bord (une pharmacie très complète est prévue pour l’assistance) on ne fera pas route sur Vigo pour débarquer le malade, il reste à bord jusqu’à la fin du leg, qu’on appelle « marée » à la manière des pêcheurs au chalut. Et la routine reprend : un appel pour un moteur qui tousse (encore), un autre pour une radio qui mollit, un troisième pour une blessure au pied… les priorités sont données, les distances calculées et on reprend la route vers le premier en alertant les deux autres : on ne vous oublie pas. Tiens, on voit une baleine (un rorqual commun Balaenoptera physalus) c’est bon signe pour la pêche, dit-on. Encore huit jours et ce sera fini, il faudra aller au COB à Plouzané pour saisir les données et rédiger le rapport de campagne, et si on est fana, recommencer pour une autre marée. Et il y en a qui ont aimé ça au point d’en faire plusieurs le même été, et de recommencer l’année suivante !
Un nouvel article sur le sujet a été publié le 24 mars 2019 – lire
J’ai rendu à César ce qui a été dessiné par César… et mis en accès le nouvel épisode sur le sujet dans les publications 2019…
Bravo Loïc pour ce récit très intéressant, bien écrit, on s’y croirait !
Très sensible aussi à la qualité de ton coup de crayon …
Sinon, on peut être choqué aujourd’hui de voir un bateau de pêche appelé « le racleur d’océan » …
Merci Jacques !
Le Racleur d’Océan doit son nom au roman d’Anita Conti, l’une des premières femmes à embarquer sur les bateaux de pêche (Marie-Henriette du Bhuit, récemment décédée, était de ces femmes intrépides). Anita Conti a même participé aux recherches de l’Ostpm et avait proposé un chalut électrique !
Quant à racler l’océan, je recommande la lecture de la nouvelle de Guy de Maupassant (Les comtes de la Bécasse) racontant l’histoire d’un matelot qui perd son bras sectionné par le chalut à perche de son chalutier à voile, le conserve dans le sel et procède à son enterrement une fois revenu à terre. Maupassant dit, je cite de mémoire, que le chalut dévaste le fond des océans en anéantissant les animaux qui y vivent… on est en 1865 ! Cette nouvelle vient d’être reprise par le Chasse-Marée.
Bien sûr, je ne suis pas un défenseur du chalut, plutôt le contraire, mais la retraite m’a calmé sur ce point.
A un de ces jours j’espère !
Loïc
Joli coup de plume et de crayon, Loïc. C’est un plaisir de faire la marée avec toi, bien au chaud devant son ordi…
Je connaissais le tape-cul, mais pas la ligne trou-du-cul… Et qu’est-ce que la choule ?
Être ou se mettre à la choule consiste à se laisser dériver, ce n’est donc possible qu’au large, par temps calme, et bien éclairé la nuit !
La ligne dite le trou-du-cul s’appelle aussi le bonhomme, mais c’est moins croustillant. Chaque ligne a son nom, il peut y en avoir jusqu’à 6 par tangon et trois à l’arrière, dont le trou-du-cul, entouré de deux lignes babord et tribord (pas souvenir du nom). Sur les tangons : le grand plomb, le moyen et le petit, babord ou tribord, et autres noms que j’ai oublié !
Bien que « Geoscientist », je suivais avec intérêt ce programme qui a mobilisé pendant plusieurs années de nombreux acteurs de l’équipe « pêche » et a été un succès des années 70, même si certains peuvent penser aujourd’hui qu’il a aidé une certaine forme de sur-exploitation. Je connaissais les tenants et aboutissants de ce programme mais avais oublié ces anecdotes superbement racontées par Loïc. Qui a fait les dessins : toi Loïc ? En tous cas ils sont superbes.
Tous mes compliments.
Jean-Claude Sibuet
Yes, j’ai pris mon stylo à bille pour dessiner ce qui me restait de souvenirs, faute d’avoir gardé des photos. La mémoire marche encore, quand on la sollicite. Les survivants de cette « épopée » deviennent rares : Jean-Claude Dao le pilote, François-Xavier Bard, Pierre Arzel ne sont plus. J’y vois aussi la nécessité de laisser des traces, autres que les publications scientifiques (ce qui ne fut pas notre fort dans « l’équipe pêche » !