Charles Antoine passe le temps à observer les passagers du paquebot qui l’emmène rejoindre son affectation sur le Boursaint. Il se comporte en simple voyageur masculin, attentif aux toilettes des dames et aux enfants qui le font penser aux siens. Le côté marin se manifeste au début lors de la course de vitesse contre le navire hollandais. Les Seychelles sont encore loin.
Mardi 4 décembre 1883 (fin)
La température est assez bonne, on a bien dormi cette nuit. Grande chasse ! Le bâtiment que l’on a battu l’autre jour dans la mer Rouge a reparu par notre travers ce matin ; pendant nos 14 heures de relâche à Aden il nous a rattrapé, ce doit être un de ces vapeurs rapides qui vont chercher du thé en Chine ; ils partent avec peu ou point de chargement, alors ils se bondent de charbon et vont jusqu’en Chine sans relâcher. Il a manœuvré pour couper notre route et est venu se placer devant nous ; sans marcher beaucoup plus que nous, sans même aller plus vite il a pu être le premier au point de croisement. Quand il s’est trouvé droit devant nous, nous avons pris exactement la même route, et maintenant nous allons voir nous lui appuyons la chasse, on a forcé l’allure et la machine qui tourne à 80 tours à la minute au lieu de 75. Il faut le battre, il ne faut pas que les passagers, les Anglais surtout, puissent dire qu’un concurrent quelconque a battu la malle française.
Battu, battu le concurrent ; le Melbourne n’a pas eu beaucoup de peine à le rejoindre. Il a mis ses couleurs et salué, c’est un Hollandais, le Prince Frédéric. Les Anglais qui faisaient un peu la grimace quand ils ont vu battre un navire que l’on croyait de leur nationalité ont repris une mine moins maussade.
Le bateau remue un peu, ses roulis agrémentés des trépidations de l’hélice sont fatiguant ; on voit sur le pont des mines mélancoliques et déjà un ou deux renards [1] 1 montrent leurs queues dans les gouttières du pont.
Nous avons une de nos passagères qui a bien triste mine, c’est la femme du commandant d’artillerie. Depuis trois jours elle est sur une chaise longue sur le pont, les femmes de chambre du paquebot lui portent des boissons rafraîchissantes. Son pauvre mari a bien soin d’elle aussi, quel ennui pour tous deux de se trouver à peu près comme sur la place publique dans une semblable circonstance.
Les enfants passagers de 1ère et 2ème classe font de fameuses parties sur le pont. J’en ai vu trois qui jouaient au ménage et qui poussaient les choses un peu loin. Au moment où je passais auprès d’eux l’un retirait de sous lui un petit pot de chambre dans lequel lui ou je ne sais qui avait placé un papier jaune mouillé simulant assez bien les produits que cet instrument est appelé à recueillir et s’écriait en le montrant à sa maman assise sur un banc non loin de là : « oh quel beau caca, quel beau caca ! ». Il y avait à côté de la mère une jeune demoiselle française et deux dames australiennes très élégantes, toujours tirées à quatre épingles, qui ne se compromettent jamais avec du menu peuple. La maman a été assez embarrassée, la jeune française aussi, les deux australiennes se sont levées et sont parties. J’ai vu tout cela du coin de l’œil, j’ai bien ri en moi-même.
L’une de ces deux passagères étale des toilettes de voyage très élégantes et de bon goût d’ailleurs. Mais deux fois j’ai vu des chiffons pendus sous ses jupons, cela m’a donné une mauvaise idée de la personne ; quand on s’habille avec recherche, il ne faut pas laisser supposer que le dessous est moins bien que le dessus.
Jeudi 6 décembre
À la voile et à la vapeur, 15 nœuds ! C’est beau. La mer est belle d’ailleurs et c’est à peine si nous avons de légers mouvements de roulis. Il n’en faut pas plus cependant pour que, la chaleur aidant, on ne souffre un peu du mal de mer, plusieurs passagères et un ou deux passagers en sont malades. Les femmes de chambres, qui jusqu’à présent avaient eu la vie assez douce, ne chôment plus ; elles portent à manger sur le pont ou dans les cabines, elles donnent de petits soins aux malades et viennent au secours des maris et des papas qui ont des femmes ou des filles malades.
Ces femmes-là sont très utiles à bord, elles soignent les dames et les enfants. C’est elles qui servent ces derniers à table dans leur salle à manger spéciale, on leur fait prendre leur repas avant les grandes personnes. Une dame peut voyager seule sur ces paquebots grâce à ces femmes de chambre qui ont l’habitude de la navigation, qui se tiennent très bien, sont complaisantes et attentives.
Nous avons doublé le cap Guadarfui hier à 4 heures. Nous avons encore mis un écran entre la France et nous. Décidément nous voilà bien dans la mer des Indes ! Que les soirées sont longues et tristes, je m’endors sous des impressions généralement si pénibles que je cauchemarde toutes les nuits. Et pourtant je me porte bien, je me sens fort, je ne souffre pas de la chaleur, ce ne peut être la conséquence d’un malaise physique ! La carrière de marin a de bien pénibles nécessités. Si encore on en savait gré à ceux qui l’embrassent et la professent !
Arriverons-nous aux Seychelles pour donner nos lettres au Salazie [2] commandant Macé qui va y passer. Elles seront en France pour Noël et sûrement avant le nouvel an !
Tu serais contente, chère femme, de recevoir quelque chose de moi pour cette époque ; je voudrais bien pouvoir te faire ce petit plaisir et faire parvenir quelques mots à chacun des nôtres.
L’idée que j’aurais procuré une petite satisfaction à chacun et à toi, ma bonne Henriette, m’aiderait à supporter la tristesse que j’éprouverai à cette époque.
Minier est décidé à soutenir une allure rapide pendant toute la traversée. Il voudrait arriver aux Seychelles avant le passage du paquebot retour d’Australie qui doit y arriver à peu près en même temps que nous. Je fais des vœux pour qu’il n’ait pas trop d’avance et pour que nous ne le manquions pas, afin que nous puissions lui donner nos lettres de nouvel an. Si nous arrivons après son passage, nos lettres attendront pendant quatre semaines l’occasion suivante et elles ne seront en France que vers le 20 janvier !
[1] Il s’agit là de petits balais brosses (à mains) pour nettoyer les conséquences fâcheuses du mal de mer. Merci à Benoît Le Goaziou pour m’avoir donné l’explication. Benoît Le Goaziou est l’arrière arrière petit-fils de Charles, ancien commissaire de la Royale et présentement avocat spécialisé Mer.
[2] Salazie : Paquebot des Messageries Maritimes lancé le 8 avril 1883 à La Ciotat. Cinquième d’une série de 7 navires identiques, dont le Melbourne – Premier départ de Marseille le 30 août 1883 et première traversée de nuit du canal de Suez avec un projecteur d’étrave le 27 septembre de la même année. http://messageries-maritimes.org/salazie.htm
Article précédent : Charles-Antoine sur le Melbourne – 4e partie
Article suivant : Charles-Antoine sur le Melbourne – 6e partie