Charles Antoine en transit sur le Melbourne – 6e partie

Charles Antoine a le spleen malgré le confort du paquebot où même les femmes, nous dit-il, peuvent voyager seules. Il en vient un moment à se croire malade. L’inoccupation ne lui vaut rien. Il passe toutefois du temps à observer les passagères et leurs enfants qui lui rappellent sa famille.
L’espoir revient lors de l’arrivée aux Seychelles avec 2 jours d’avance.

Jeudi 6 décembre 1863

À la voile et à la vapeur, 15 nœuds ! C’est beau. La mer est belle d’ailleurs et c’est à peine si nous avons de légers mouvements de roulis. Il n’en faut pas plus cependant pour que, la chaleur aidant, on ne souffre un peu du mal de mer, plusieurs passagères et un ou deux passagers en sont malades. Les femmes de chambres, qui jusqu’à présent avaient eu la vie assez douce, ne chôment plus ; elles portent à manger sur le pont ou dans les cabines, elles donnent de petits soins aux malades et viennent au secours des maris et des papas qui ont des femmes ou des filles malades.

Ces femmes-là sont très utiles à bord, elles soignent les dames et les enfants. C’est elles qui servent ces derniers à table dans leur salle à manger spéciale, on leur fait prendre leur repas avant les grandes personnes. Une dame peut voyager seule sur ces paquebots grâce à ces femmes de chambre qui ont l’habitude de la navigation, qui se tiennent très bien, sont complaisantes et attentives.

Nous avons doublé le cap Guadarfui hier à 4 heures. Nous avons encore mis un écran entre la France et nous. Décidément nous voilà bien dans la mer des Indes ! Que les soirées sont longues et tristes…

Vendredi 7 décembre.

Le point de midi nous a révélé que nous avions fait une journée de 354 milles en 118 lieues marines (164 lieues terrestres); c’est superbe. Quand je serai rappelé en France, je voudrais bien faire un voyage de retour avec cette vitesse. Belle mer, le bâtiment remue à peine, cependant quelques dames ont encore le mal de mer.

Je crois qu’elles en guériraient vite si elles pouvaient se décider à quitter leurs chaises longues, mais elles restent là-dessus le cœur barbouillé sans se douter qu’elles se rendent plus malades qu’elles ne devraient être. C’est peut être aussi un peu de coquetterie, elles ne veulent pas s’exposer à marcher un peu de travers, cela manque de grâce.

Madame Henriot, la femme du commandant d’artillerie, fait peine à voir et son mari aussi. La pauvre petite dame a plus que le mal de mer, il parait qu’elle a celui de mère, elle est très indisposée, elle a de la fièvre ; elle a peu de santé ; on est tout attristé quand on la voit absolument anéantie sur sa chaise longue, elle n’a pas paru hors de sa cabine hier et aujourd’hui. Son petit garçon qui a 3 ans ½ environ trotte et court sur le pont demandant des crayons à tout le monde et même des couleurs pour dessiner et peindre. Il est gentil, chacun s’amuse un peu avec lui.

Nous avons à la 1ère classe une famille Le Clésio [1] qui va à Maurice dont j’ai déjà parlé dans mes lettres. Madame est française, elle est originaire d’Orléans, elle avait conquis dès l’abord les sympathies de tout le monde, en ce moment elle achève de gagner celles qui ne lui auraient pas été acquises, elle se montre pleine d’attentions et de sollicitude pour cette jeune dame malade. Elle est même en train de persuader à son mari qu’il faut qu’il s’arrête à Maurice avec sa femme pendant l’intervalle qui sépare le passage entre deux courriers pour que cette dernière se repose et se remette, et ce n’est pas seulement un conseil qu’elle donne, elle veut prendre la malade chez elle. On est très hospitalier à Maurice ; le médecin du paquebot tombé gravement malade à l’un des voyages précédents a été recueilli et soigné par des gens qu’il n’avait jamais vus ni connus.

Ah ! Ma pauvre femme, que je serais malheureux si je te voyais malade comme cela sur un paquebot. Vrai, malgré tout le bonheur que j’aurais à ne pas me séparer de toi, j’aime mieux encore être obligé de le faire que d’avoir la perspective de te voir un jour malade à bord d’un navire.

Monsieur Ehrmann m’a prêté des journaux, je commence à connaître quelque chose de la question de Madagascar et par conséquent je l’envisage d’un œil plus satisfait, l’incertitude dans laquelle j’étais m’était absolument insupportable.

Port Victoria, Mahe, Seychelles c.1895 By Unknown author - postcard image from [1], Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4073474

Port Victoria, Mahe, Seychelles c.1895
By Unknown author – postcard image from [1], Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4073474

Nous touchons au but, nous faisons toutes sortes de suppositions et d’hypothèses sur les moyens qui nous seront donnés les uns et les autres pour rejoindre nos postes. Inutile de dire que je souhaite vivement trouver le Boursaint à Bourbon, j’ai hâte d’être chez moi. Si bien que je sois ici, je me trouverai encore mieux à mon bord. On ne peut rien se figurer de plus triste que les soirées de notre traversée ; après 8 heures on est comme dans le désert, passagers et passagères tous étendus sur le pont dans leurs chaises longues ou sur le pont pour jouir de la fraîcheur et l’attendre. Ce pont est long comme un jour sans pain, couvert d’une double tente qu’on ne serre et ne relève jamais, peu éclairé par quelques fanaux, il prend un air triste qui donne le spleen. Là d’ailleurs rien de la vie intérieure d’un bâtiment, rien de l’animation que pourrait causer un service quelconque ; on a tellement peur de déranger le passager qu’on n’y pique même pas l’heure ; si on veut la connaître, il faut aller à la pendule.

C’était hier la St Nicolas, la fête de mon père ! [2]

Chaleur très supportable, les nuits sont excellentes, j’ai conservé jusqu’à présent la couverture de coton. Nous couperons l’équateur à la nuit et demain soir nous serons aux Seychelles. Nous conservons nos deux jours d’avance sur l’itinéraire officiel.

Samedi 8 décembre.

Matin, j’ai eu hier une fameuse peur. Je me suis imaginé que j’avais la goutte. J’avais ressenti quelques petites douleurs dans les articulations de l’orteil gauche, je me suis vu pris de mon premier accès de goutte. Cela m’a empêché de dîner. Comme j’ai très bien dormi et que je ne sens plus rien ce matin, j’ai repris confiance. J’ai gagné une excellente nuit de cette affaire-là ; comme j’avais très peu mangé, j’ai beaucoup mieux dormi que d’habitude. Je tâcherai de mettre à profit l’expérience que j’ai faite.

Nous sommes dans des parages où nous aurions bien chaud s’il n’y avait pas un peu de brise et si la vitesse du bâtiment ne contribuait pas à établir un courant d’air qui rafraîchit. Je m’estime très heureux d’avoir été logé dans la cabine que j’occupe, je continue à y passer de très bonnes nuits tandis que sur l’avant, aux secondes, le voisinage des chaudières commence à être incommodant. Je ne regretterai vraiment pas le supplément que j’aurai à payer à mon débarquement, car le bien-être contribue dans ces parages à conserver la santé.

Midi. Nous arrivons dans les Seychelles, on voit l’île Denys [3] qui est la plus N.E. du groupe. Nous serons ce soir à Mahé [4]

2 heures de l’après-midi, on aperçoit le Salazie en route pour la France, nous manquons de 3 heures le courrier qui aurait porté nos souhaits de bonne année ! Quelle déception ! Cet animal de Macé aurait bien pu nous attendre. Il est vrai qu’il ne pouvait pas compter sur une avance de deux jours de notre part, il l’avait lui-même lorsqu’il est passé ici allant en Australie et qu’il s’y est croisé avec le même Melbourne, mais son bateau ayant la réputation de mieux marcher que celui-ci, il n’aura pas compté sur une prouesse qu’il se croyait seul capable de faire.

Nous perdons l’occasion d’avoir des nouvelles de Bourbon et de Madagascar je pense cependant que nous saurons quelque chose aux Seychelles ; si on ne peut communiquer, du moins peut-on encore causer.

J’aurais peut-être commencé à savoir où est le Boursaint.

[1] C’est à Moka que se trouve la très belle propriété de type colonial, une demeure préservée des cyclones, qui fut la propriété de la famille Le Clézio. L’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio est leur descendant.

[2] Nicolas-Félix Antoine (1806-décédé le 27 septembre 1883).

[3] L’île de Denis est une île corallienne de l’archipel des Seychelles, dans l’océan Indien, située à l’extrémité nord-est de l’archipel à environ 60 km de Mahé.

[4] Mahé est la principale île de l’archipel des Seychelles, dans l’océan Indien. Elle abrite la capitale, Victoria.

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