Les relations entre Bourghiba et Kadhafi
« Vous ferez escale à Sfax ! » L’ordre nous vient du directeur scientifique au cours d’une réunion de préparation de campagne comme nous en avions avant chaque appareillage. Nous devions présenter l’état d’avancement des campagnes, les stations déjà réalisées et le plan de réalisation du leg en préparation, rien de plus habituel dans ce métier. Mais que la réunion commence par cet ordre comminatoire, voilà qui changeait de l’ordinaire.
La Libye était en ce début d’année 1974 en pleine négociation avec la Tunisie, après la guerre dite du Kippour à la fin de l’année précédente. Ce qui se négociait alors nous était parfaitement inconnu, pour la simple raison que nous ne comprenions pas ce qui se disait entre les deux pays, ce que voulaient leurs dirigeants respectifs et les buts poursuivis, si ce n’est que rien n’était simple. Déjà nous avions assisté à une rencontre manquée entre Habib Bourghiba et Muammar Kadhafi au Shati el Andalous où nous résidions, dans le quartier de Georgim Popoli, à l’ouest de Tripoli. Faute de touristes pour lesquels il avait été construit, ce superbe motel (un peu délabré tout de même) n’était habité que de familles de locataires travaillant à Tripoli : Français, Italiens, Anglais, mais aussi quelques familles d’officiers de l’armée libyenne, sans doute des privilégiés du régime. Un vendredi après-midi, le personnel de l’hôtel nous demanda de rester chez nous car le restaurant et la piscine de l’hôtel étaient réservés pour une réception officielle. En voyant depuis notre terrasse entrer le cortège de limousines précédées d’une noria de policiers en grande tenue blanche et casque rutilant, montés sur de superbes Harley-Davidson de couleur rouge, nous comprîmes que ce n’était pas du menu fretin. L’escorte et tout ce petit monde séjourna quelques heures puis repartit à la tombée de la nuit. Le directeur de l’hôtel nous apprit le lendemain que les Raïs de la Tunisie et de la Libye s’étaient donné rendez-vous au Shati, mais que seul Bourghiba était venu (c’étaient les limousines et l’escorte de la veille). Kadhafi l’avait laissé en plan : il avait finalement décidé de rendre visite à sa mère, qui vivait sous la tente aux confins du désert (ce qui n’est jamais loin de Tripoli).
Cette curieuse diplomatie avait alimenté la discussion au service de la pêche, où nos collègues Libyens tentaient d’expliquer l’inexplicable comportement de leur Raïs : il était déçu par les propositions de Habib, Habib n’avait pas bien joué lors de la guerre, sa maman était malade, bref tout y passait pour justifier ce manquement à la diplomatie la plus élémentaire. L’histoire a par la suite montré que Muammar était coutumier du fait capricieux. L’ordre de faire escale à Sfax devait cependant pouvoir s’expliquer par la diplomatie : il fallait faire un geste qui montre que le pays frère était vraiment un frère, du moins essayions-nous de l’expliquer ainsi, car aucune justification ne nous était donnée, ni aucun mandat. Le capitaine Grabarz et nous fîmes de cet ordre finalement deux opportunités : celle de découvrir le golfe de Gabès où nous n’osions pénétrer faute d’un accord officiel, et celui de faire une escale, ce qui ne nous était jamais arrivé hormis le voyage épique et trans-méditerranéen vers Marseille et son escale réparatrice (au sens propre)1.
Le golfe de Gabès est l’unique vrai plateau continental de la côte tuniso-libyenne. On y trouve cette fameuse crevette caramote Penaeus keraturus, une magnifique bestiole qui, avais-je appris en cours, était le reliquat méditerranéen d’une vaste population africaine aux temps géologiques où la mer couvrait le Sahara de l’Atlantique-Est à l’actuel bassin est-méditerranéen. De fait, au premier coup de chalut dans le golfe, nous trouvons un bon panier de crevettes caramotes, que nous pesons et mesurons puisque c’est notre travail, mais que l’équipage s’apprête à jeter par dessus bord. « Ne faites pas ça, malheureux ! ». Je me précipite sur le panier pour l’apporter à Khalifa, notre cuisinier, qui m’explique que le Coran interdit de manger cet animal à carapace, mais il veut bien les préparer pour le repas du carré. Nous mangerons des crevettes tous les jours au cours de ce leg.
Nos stations de chalutage nous amènent tout près du premier forage que nous avons jamais vu en mer : une plate-forme pétrolière est en cours de construction dans le sud des îles Kerkennah, à mi-chemin des côtes tunisienne et libyenne, et nous fait craindre que la pollution aux hydrocarbures ne vienne à court terme contaminer la faune et la flore exceptionnelles de cette région de la Méditerranée. La plate-forme bat pavillon tunisien, ce qui tendrait à prouver que les revendications maritimes de Kadhafi sont vaines : la Tunisie n’a visiblement que faire des 50 milles que revendique l’auteur du Petit Livre Vert destiné à la jeunesse arabe, le Raïs Libyen2. Peut-être avons-nous là un début d’explication du fiasco du rendez-vous du Shati El Andalous…
Nos traits de chalut nous ayant suffisamment rapprochés de Sfax, le capitaine Grabarz décide de faire cap sur le port de Sfax et y escaler, comme il en avait reçu l’ordre et avant qu’un éventuel garde-côte tunisien ne vienne nous y contraindre, ce qui amenuiserait sans doute le caractère pacifique, voire diplomatique de notre intrusion dans les eaux tunisiennes. Contrairement à l’approche de Marseille, le capitaine appelle lui-même les autorités portuaires de Sfax et s’entretient en anglais avec elles. Il obtient l’autorisation d’accoster au quai des cargos, mais ce sera à lui de le trouver, il n’y a pas de pilote, ou s’il y en a un, nous n’en aurons pas. Nous trouvons sans difficulté une place à ce quai, et sitôt la coupée mise en place, la police tunisienne monte à bord. Ils sont surpris de trouver un Français sur ce navire libyen, comme à Marseille, et je sers d’interprète avec le commandant. On comprend vite que la Libye n’a toujours pas la cote chez son voisin : il nous est interdit de débarquer, tout juste pourra-t-on ravitailler en vivres frais. Le caractère diplomatique de cette escale, ou tout au moins celui que nous lui avions attribué, semble bien compromis !
Puisqu’on ne peut pas débarquer, regardons autour de nous. Ici, de nombreuses felouques à voile entrent et sortent du port. Ce sont des bateaux de pêche, mais aussi des caboteurs transportant des marchandises, des passagers, entre le continent et les îles Kerkhenna toutes proches. C’est aussi l’occasion pour moi de voir pour la première fois un « supply-ship » manœuvrer pour accoster au quai des cargos. Ce navire ravitaille la plate-forme que nous avions vue dans le golfe de Gabès. Il est équipé d’un propulseur d’étrave et d’un gouvernail dynamique, ce qui je crois, était rare en 1974 : il se gare comme une voiture le long d’un trottoir ! Et voici le shipshandler qui arrive, avec son âne et sa charrette, accompagné de Khalifa, notre cuisinier. Il a un passeport tunisien, ce qui l’a autorisé à débarquer, lui seulement, à la recherche d’un approvisionnement en vivres frais. Je me morfonds à l’ombre de la coursive côté quai, en compagnie de Béchir, le second capitaine Égyptien, tout autant consigné à bord. Nous observons Khalifa qui marchande avec le shipshandler, que la vue de dinars libyens n’a pas l’air d’enchanter. Finalement il accepte cette monnaie, peut-être parce qu’elle provient d’un riche pays pétrolier ? Un peu d’animation soudain : un petit groupe de jeunes filles Tunisiennes s’approche en riant, parlant un mélange d’arabe et de français, et Béchir me dit « chouf, chouf, diévouchki ! » (regarde, regarde, des jeunes filles !), mélangeant l’arabe et le russe, sa langue professionnelle. Ça ne va pas plus loin que ces sourires échangés de bon cœur, et les jeunes filles s’éloignent, probablement un peu méfiantes car deux policiers sont toujours de faction sur le quai, de part et d’autre de la coupée.
J’arrive finalement à converser avec les policiers, eux sur le quai, moi dans la coursive extérieure. C’est manifestement plus facile pour un Français que pour des Libyens. Non seulement ceux-ci ne sont pas aimés de leurs « frères » Tunisiens, mais je crois comprendre que le Al Muktasef et le Al Bahit sont mal vus ici. Quelques années plus tôt, la Libye les aurait envoyés à Sfax pour des réparations que les Libyens ne pouvaient effectuer à Tripoli, et la facture n’aurait jamais été réglée. Voilà une diplomatie de plus en plus curieuse, mais il doit y avoir un fond de vérité, car il nous avait été également interdit de faire escale à Malte, et le même bruit courrait pour le port de La Goulette. En revanche, nous n’avions pas eu vent de telles turpitudes à Marseille, où toutes les factures avaient été honorées semble-t-il, et qui plus est en dollars !
Une fois les vivres faits, il n’y a plus d’autre issue que de reprendre la mer puisqu’on ne veut pas de nous à Sfax. Nous quittons donc à regret ce qui aurait pu être une escale « en pays libre », car c’est ainsi que les Libyens (et nous aussi) voyions la Tunisie à cette époque. Les traits de chalut se succèdent, et c’est l’occasion de pêcher des éponges, car le golfe de Gabès est réputé pour cet animal dont on fait (ou faisait) un ustensile de salle de bain en « matière naturelle ». l’équipage nous montre comment préparer ces éponges, en les piétinant, les rinçant, les piétinant à nouveau, jusqu’à en retirer toute la partie organique et ne garder que la trame fibreuse. Les quelques jours qui suivent parfument le bateau d’une terrible puanteur émise par ces éponges en cours de traitement !
De retour à Tripoli, nous pensions qu’un debriefing nous aurait fait rapporter sur cette escale, mais rien ne se produisit, comme si l’épisode était clos. À moins que toute cette histoire que nous avions construite autour d’une mission prétendument diplomatique n’ait été qu’un fantasme venu de notre imagination nourrie de la vie quotidienne dans un pays qui nous restait étranger !
1Voir les précédents épisodes.
2Voir Hiver en Méditerranée. Kadhafi considérait que toute la mer lui appartenait jusqu’à 50 milles des ses côtes, soit en théorie et en ce lieu… jusqu’au trait de côte tunisien !