dimanche 3 mai
Je suis heureux, je viens de relire quelques unes de vos lettres, à défaut de nouvelles fraîches j’ai revu les vieilles ; je me suis reporté par la pensée parmi vous et vous voyant heureux et confiants, je me suis trouvé de même.
Ce matin j’ai fait le quart de minuit à quatre et j’ai eu l’occasion de penser à vous et de parler de vous avec monsieur Richy. Il me restait un des saucissons que vous m’avez envoyé à Brest ; je l’ai donné au cuisinier qui l’a fait cuire et pour nous réveiller nous l’avons croqué au clair de la lune, nous en avons laissé pour une autre fois ; le tout a été arrosé d’un demi verre de vin et mangé en parlant de nos familles ; nous avons même, fous que nous étions, fait des projets pour notre retour ; nous sommes d’autant plus nigauds que si la guerre du Mexique[1] n’est pas terminée nous aurons bien du mal à obtenir 8 ou 10 jours de permission. Mais bah ! ça nous a fait passer agréablement une heure ou deux et fait prendre le temps en patience.
Le mauvais temps que nous avons eu dernièrement nous ayant jetés dans le Sud en reprenant notre route, il s’est trouvé que nous marchions dans la direction de l’île Tristan-da-Cunha, de sorte qu’aujourd’hui nous sommes à nous écarquiller les yeux pour chercher à voir cette fameuse île, dans quelques heures nous en serons probablement assez près. Il est assez important pour nous que nous découvrions la terre avant la nuit, car comme il y a de la brume, nous serions obligés de changer de route avant qu’elle ne se fasse pour ne pas risquer de nous jeter sur la côte, inconvénient d’autant plus grave qu’il est beaucoup plus rare de couper la terre en deux que de se casser le nez sur elle.
4 mai
Hier j’ai eu l’insigne honneur de voir la terre le premier. Depuis plusieurs heures nous apercevions sous le vent un paquet de nuages qui ne changeait pas de place ; c’était évidemment une preuve du voisinage de la terre qui arrêtait la brume. En regardant avec persistance dans ces nuages, j’avais cru distinguer de temps en temps des contours plus nets que ceux des nuages et des teintes d’un noir verdâtre ; enfin je remarquai les mêmes choses à la même place et d’une manière continue et j’annonçai la terre. Il était temps de la voir car il était 5 heures et dans ces régions il fait nuit de bonne heure puisque nous sommes à la fin de l’automne. Le Commandant l’a reconnue en suivant mes indications et aussitôt fit prendre des mesures nécessaires pour pouvoir manœuvrer promptement si besoin était. Mais tout n’était pas réglé, les îles sur lesquelles nous courrions sont au nombre de 3, elles sont placées comme je l’indique ici à côté, nous ne savions pas si l’île en question était l’île Inaccessible ou Tristan-da-Cunha ; si c’était celle-ci nous n’avions qu’à courir comme nous faisions si au contraire c’était l’autre il fallait veiller avec soin car tôt ou tard nous étions exposés à tomber dessus. Le Commandant se confiant à mes bons yeux m’envoya devant avec ordre de bien veiller ; j’y passai deux ou trois heures après lesquelles ne voyant rien nous fûmes convaincus à juste titre que nous étions passés en vue de Tristan.
Pendant le temps que nous mettions à reconnaître la terre le ciel se chargeait, le Commandant s’en aperçut et, quand nous eûmes perdu la terre de vue, fit porter une voilure qui permettait de passer la nuit tranquillement et de supporter un grain s’il arrivait. Il avait l’œil, car à minuit lorsque je quittai le quart le temps s’était noirci et avait pris très mauvaise apparence dans le SO ; c’était ce malheureux monsieur Pottier qui prenait le quart, il eut encore la chance d’attraper une barouffle [2] dont il n’eut que le commencement il est vrai car elle dure encore, nous filons 10 noeuds (150 m dans 30 secondes) nous portons très peu de toile et nous roulons comme des barriques. Mais je m’en fiche, je ne suis pas malade ; cela ne m’empêche pas d’écrire de dessiner et de passer gaiement mon après-midi. Nous avons trouvé le temps auquel il faut s’attendre lorsqu’on est par des latitudes un peu élevées dans l’hémisphère sud ; mais nous sommes en route c.à.d que nous allons droit au Cap par conséquent il n’y a pas de mal.
[1] 1L’intervention de l’armée de Napoléon III au Mexique eut lieu de 1861 à 1867. (NDLR) [2] Devenu depuis lors : un barouf. (NDLR)
Ça me fait penser à la chanson de Colette Renard, qui se termine par : « Le jour ? Je baise ! »
et à propos de « barouffle » …
Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il se rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barouffle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine
Le manage rape à ri et ripe à ra
Enfin, il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain
Henri Michaux, « Le grand combat »