Où Charles rend un hommage appuyé au sens marin des Anglais et à leur manière de « coloniser », et admire la baie de Sydney, la plus belle du monde selon certains…
10 septembre 1863
Nos journées de calme ont eu leur ample compensation, depuis 3 ou 4 jours nous faisons belle route avec le meilleur temps du monde. La frégate file dix nœuds quelque fois même onze, elle est allée jusqu’à douze. Nous avons une température moyenne qui me rappelle assez bien le climat de Lunéville à cette saison-ci même. Il m’est arrivé plusieurs fois de m’apercevoir que le mois de septembre actuel était le premier de son nom pendant lequel je ne passerai pas quelques jours avec vous ; c’était le mois des vacances ; on allait souper à Sauvageon d’heureuse mémoire, pêcher les goujons de la Mortagne ; je donnerais bien ce qu’on me demanderait pour pouvoir en faire autant dans un an. Je raconte tout cela à Monsieur Pottier car c’est mon confident, il connaîtra bientôt Lunéville et ses habitants aussi bien que moi…
1er Octobre
La route inventée par le Commandant par le 32ème degré de latitude Sud n’était pas la meilleure, vers le 12 septembre les vents de Nord nous ayant quittés le calme et les brises folles nous sont revenues et bon gré mal gré il a fallu descendre. Arrivés par le 39ème nous avons eu des brises d’Ouest bien rondes et bien établies et elles nous ont fait faire les belles journées que vous voyez marquées au Sud de l’Australie.
Le commandant depuis notre départ avait parlé de nous faire passer dans le détroit de Bass, c’est à dire entre l’Australie et la Tasmanie. Jusqu’à ce jour les deux frégates l’Isis et l’Iphigénie, qui ont fait plusieurs fois déjà les traversées que nous faisons, n’ont pas osé s’engager entre ces terres ou bien n’ont pas jugé qu’il fût avantageux de le faire. Le 29 à 11h 1/2 du soir, nous donnions [1] dans l’entrée du détroit, nous portions peu de toile car il ventait frais, la mer était grosse. Jusque là le passage n’avait rien de bien amusant, pour le Commandant, l’officier des montres et moi qui avions passé la soirée à veiller les terres et les phares. Le lendemain matin le temps s’embellit tout d’un coup, la mer resserrée entre les terres était beaucoup plus belle, le soleil eut la bonté de venir nous réchauffer et nous égayer. À midi nous venions d’avoir de bonnes observations, notre point était marqué sur la carte ; et d’après notre position, nous ne devions pas tarder à apercevoir les terres qui rendent la sortie un peu plus difficile que l’entrée. Nous avions toutes voiles dehors, à midi 1/2 la vigie annonça la terre. À partir de ce moment jusqu’à 4 heures du soir, à des intervalles à peu près égaux et d’une demie heure chacun on découvrit un nouvel îlot, une nouvelle roche. La mer était très belle, nous allions de l’un à l’autre dessinant, prenant des relèvements, nous réchauffant aux rayons du soleil que depuis quinze jours nous n’avions pas trouvé aussi sociable.
À six heures et demie du soir nous avions doublé la dernière île et nous entrions dans le grand océan Pacifique, jusqu’à présent nous le trouvons très bien nommé ; comme nous avons été un peu secoués du 20 au 30 septembre nous apprécions à sa juste valeur les bienfaits d’une belle mer et d’un beau temps.
Les terres que nous avons vues n’en sont pas (hein ! le farceur) ce sont des rochers rudes, tristes, très élevés, inhabités. Cependant les Anglais y ont construit quelques phares très bien placés pour guider les navires la nuit par la lumière que projettent leurs appareils et le jour par la couleur des tours qui les supportent, il y en a un qui est visible à 12 lieues marines. À eux le pompon pour tout ce qui est navigation et marine ; ils méritent mieux que nous l’empire des mers qu’ils possèdent car ils sont capables et dignes de l’avoir. L’Angleterre est la nation maritime ; en France il y a des marins sans doute, et même d’aussi bons que chez eux ; chez nos voisins tout le monde l’est un peu, tous s’intéressent à la marine et de guerre et de commerce du pays ; en France on ne sait pas ce que c’est, aussi quel intérêt y porte-t-on !
2 Octobre
Voilà une traversée qui m’a parue très courte et j’attribue cela à deux causes : d’abord nous avons bien marché presque tout le temps et puis je me suis assez bien occupé. Je prend goût aux calculs et je commence à les faire exacts et promptement. Mon sextant a fait une avarie majeure, cependant je puis encore m’en servir ; maintenant que je m’en suis servi longtemps et que j’ai pu l’apprécier à sa juste valeur, je m’aperçois qu’il n’est pas très bon, plus tard quand je serai officier j’en achèterai un. J’ai l’intention de continuer à travailler la question hydrographie et calculs : elle est fort intéressante et exige un travail qui me plaît ; c’est pourquoi je serai forcé d’avoir plus tard un très bon instrument.
4 Octobre
Hier matin après avoir fait des manœuvres impossibles toute la nuit pour attendre le lever du soleil, nous avons aperçu les terres d’Australie, quoiqu’il y ait passablement de brume sur la côte, comme nous avions bon vent nous avons donné [2] dans les passes
Nous avions vent debout dans l’intérieur pour gagner le mouillage des navires de guerre, alors nous avons mouillé un pied d’ancre et fait un signal de convention que le pilote nous indiqua pour demander un remorqueur. Celui-ci qui était un misérable petit bateau mit 5 heures à nous faire faire 7 milles ; enfin le soir nous étions rendus à notre poste. La baie de Sidney est ravissante comme coup d’œil, comme position militaire et comme port de commerce. Elle est bordée de maisons de campagne qui réjouissent bien quand on vient de passer 35 jours à la mer et surtout quand depuis la France on n’a rien vu de si joli ; on est abrité contre tous les vents imaginables, à une distance des quais de deux longueurs de frégate ; de notre mouillage nous apercevons le jardin botanique, on y fait de la musique tous les soirs et nous en profitons.
Nous n’apercevons que très imparfaitement la ville ; parlons-en un peu ; vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est ; on reste la bouche ouverte quand on voit ce que les Anglais ont fait de leur colonie de la nouvelle Galles du Sud. Sidney n’est comparable qu’aux capitales d’Europe ; c’est tout à fait une grande ville. J’y suis déjà allé faire un tour hier soir. J’ai vu de grandes rues dans lesquelles il y avait beaucoup de monde, des magasins magnifiques, grands, bien approvisionnés, très bien éclairés ; des maisons très bien bâties à 5 et 6 étages et vous ne pouvez pas vous faire une idée du sentiment qu’on éprouve quand on compare nos colonies à l’Australie et quand on pense que les Anglais n’y sont pas établis depuis plus d’un siècle tandis que nous occupons les nôtres depuis deux au moins. Il faut avouer que le peuple capable de transformer ainsi un pays sauvage est grand et intelligent.
5 octobre
Hier dimanche je suis allé me promener pendant tout l’après-midi ; autant la ville était animée la veille autant elle était triste ; dans tous les pays anglais et en général dans les pays protestants on ne sort pas le dimanche, on reste dans la tanière et on lit la Bible, ou du moins on est sensé la lire. Sur le point de nous rembarquer pour revenir à bord nous avons rencontré des prédicateurs ambulants, c’était des partisans d’une quelconque des innombrables sectes protestantes ; ils ont commencé par chanter des cantiques, du moins je suppose que c’en était, puis ils ont fait des discours qui devaient être fort touchants si on en juge par l’air de componction qu’ils avaient pris pour parler. L’auditoire était formé par deux ou trois hommes assis et fumant la pipe et par quelques gamins qui riaient de façon fort indécente. Dans ma promenade j’ai vu de jolis édifices tels que l’université, le parlement, la cathédrale archiépiscopale, l’hôpital, les chapelles protestantes.
J’ai été interrompu en écrivant ma lettre ; je suis de quart de 8 heures à minuit, il était dix heures un quart quand de la dunette on crut entendre près de la terre le bruit que ferait un homme se débattant dans l’eau, justement nous avions un canot qui revenait de terre. M. Pottier m’a envoyé voir ce qu’il en était ; heureusement ce n’était rien, en approchant de la terre nous nous sommes aperçus que ce bruit était causé par le clapotis de la mer en s’avançant jusque sous une roche.
Je reprends le fil de mes idées et au nombre des jolies choses que j’ai vues je vous citerai le jardin botanique qui est la promenade publique et qui borde la petite baie à l’entrée de laquelle nous sommes mouillés. Je ne vous parlerai pas des beaux navires de commerce mouillés dans les anses et ports, car il faudrait vous dire que malheureusement parmi eux il n’y a pas de français ce qui est toujours triste à conter.
Nous avons trouvé ici en réparation l’aviso à vapeur le Latouche-Tréville qui appartient à la station locale de Taïti. Pauvres colonies françaises ! Les navires qu’on y envoie n’y trouvent pas les matériaux dont ils ont besoin après deux ou trois ans de campagne.
[1] Donner : le verbe donner entre dans beaucoup d’expressions marines de significations différentes. Ici, donner dans l’entrée ou donner dans les passes faire route pour entrer dans le port ou traverser la passe ( Dictionnaire de la Marine à voile – Bonnefoux et Paris – Editions de La fontaine au Roi – 1987
[2] idem