Où Charles goûte aux oranges australiennes, informe sa mère sur l’état de son linge et prévoit avec délice son escale à Tahiti en décembre 1863.
13 Octobre 1863.
La malle est arrivée hier soir, aujourd’hui le consulat doit nous apporter les lettres. Je pense que vous m’avez écrit et que je vais savoir si Émile est reçu bachelier...
Ah, j’en ai une, le vaguemestre vient d’arriver du Consulat et il m’a apporté votre lettre de la fin d’août ; puisque vous savez quel plaisir cause une missive quand on se trouve à cinq ou six mille lieues de ceux qui vous portent l’affection la plus désintéressée et la plus grande.
Ma première lettre de Bourbon vous a intéressés mais je crains que celles qui suivent changent un peu l’idée que vous avez de la Sibylle de son Commandant de ses officiers ; malheureusement ce que je vous ai dit n’est que trop vrai. En avançant on connaît mieux les choses et on découvre peu à peu les défauts et même les vices des gens avec lesquels on vit ; je me demande pourquoi on ne s’en aperçoit que si tard. Dans tous les cas soyez tranquilles si l’estime que j’avais pour tous en général s’est beaucoup amoindrie pour quelques uns, pour les autres elle n’a fait que s’accroître et je n’ai rien perdu au change ; les honnêtes gens avec lesquels je suis resté en bonnes relations sont de ceux qu’on n’oublie jamais et pour vous donner une juste idée de mes sentiments je vous dirai que je les mets aussi haut dans mon affection que la famille Cabasse [1].
Notre retour de France s’effectuera probablement en juin 1864 ; si je puis avoir une permission je la prendrai aussi longue que possible ; que papa ne s’effraie pas, elle n’excèdera jamais un mois probablement. J’aurai, je crois, la patience d’attendre, il faut bien me résigner puisque toute ma vie je roulerai d’un côté ou d’un autre loin de la famille ; j’aurai, il est vrai, une faible compensation, ce sera d’éprouver un plaisir plus vif quand je pourrai la revoir. Maman ne me dit pas si Émile est bachelier, je le suppose parce qu’elle semble très contente, mais je n’en suis pas sûr. Quoiqu’il en soit, je suis bien heureux aussi (de ses succès) et je lui souhaite autant de bonheur dans la suite de ses études d’architecte, encore une fois je le félicite, et de tout cœur, d’avoir si bien choisi sa carrière. Il va commencer par passer un bon hiver bien tranquille au coin de votre feu, et ce sera le premier de beaucoup d’autres semblables.
Dans tous les cas, je n’aurai pas plus froid que lui pendant le prochain ; je vais le passer sous les tropiques ; cependant nous doublerons le cap Horn vers la fin de février, et en quelque saison que ce soit, il n’y fait jamais une chaleur étouffante puisqu’on s’y trouve par 55° de latitude. Je me réjouis d’y voir de grands jours ; le soleil se lèvera à peu près vers 3 heures du matin et il ne se couchera qu’à 9 heures du soir.
Je remercie tous les parents et amis des compliments et amitiés qu’ils m’envoient par vous et de l’intérêt qu’ils me portent et puisque quelques uns lisent mes lettres ils verront que moi aussi je pense à eux avec plaisir. ..
Jusqu’à grand père qui se permet de gagner la « drouille » [2] ; ma foi hier, nous aurions pu nous donner la main, j’ai mangé tant d’oranges depuis que nous sommes sur rade que le changement complet de régime m’a dérangé un peu. N’allez pas montrer ce passage ci aux dames, car si elles sont comme les Anglaises elles le traiteraient de shocking (choquant).
Maman veut à toute force que je sois à pâmer sous le soleil tropical ; et pourtant jusqu’à ce jour je n’ai eu à souffrir de la chaleur qu’en passant la ligne, en avril. Je me porte à merveille, le grand air, la liberté d’allures que j’ai à bord, et le gilet de flanelle que je porte depuis le départ de France ont contribué, je crois, à faire disparaître presque complètement mes palpitations, le reste se porte à merveille, j’ai une grande barbe de sapeur qui fait supposer partout que je suis un ancien aspi volontaire parvenu à la suite de ses longs services. À bord de la Licorne on m’a pris pour un maître.
Je suis heureux d’avoir satisfait Paul en lui envoyant de mes nouvelles, je le serais encore plus s’il avait pensé à me donner des siennes. Je regrette bien aussi qu’Émile ait retiré sa lettre de celle que vous m’avez adressée en juillet. Pourquoi donc ne m’écrit-il pas sur du papier comme celui-ci ?
Papa cause très bien dans votre dernière mais il cause bien peu. espérant mieux pour une autre fois je ne veux pas bouder et je lui donnerai les renseignements qu’il me demande. Nous avons 210 hommes d équipage tous bons marins ou tout au moins serviteurs dévoués, mais très mauvais soldats. Leur instruction militaire est complètement négligée à bord, je parierais qu’il y en a dans le nombre qui ne savent pas tirer un coup de fusil. Comme armes nous avons des canons-obusiers de 30 pouvant lancer des boulets en fonte de fer pesant trente livres ou bien des obus de 16 cm de diamètre. Depuis notre départ, on a fait 3 fois l’exercice ; on avait mis n’importe qui aux pièces, il s’agissait simplement de se mettre en état de faire une salve aux quinze août. On n’a plus touché aux canons que pour les peindre. Nous avons 120 fusils que l’on n’a jamais vus hors du râtelier ; 119 sabres d’abordage plus ou moins rouillés et un nombre de pistolets plus ou moins égal. Le Commandant et le Lieutenant sont d’une indifférence complète au sujet des exercices ; c’est une négligence qui pourra être considérée comme très coupable par le Préfet maritime de Brest si toutefois ça lui parvient.
On nous paye dans le courant des traversées. En partant de France, nous étions payés jusqu’au 1er juillet, à Bourbon nous avons touché un mois d’appointement et même ceux qui ont voulu en ont eu deux. Quelques jours avant d’arriver à Sidney le Commandant nous a demandé ce que nous voulions toucher, je n’avais touché qu’un mois à Bourbon, j’ai demandé 150 francs, ce qui me mène jusqu’à la fin d’octobre comme somme touchée. Je crois qu’il m’en restera un peu en partant de Sidney car je ne vois pas de curiosités à acheter ici. J’ai 18 shillings à donner à ma blanchisseuse, ici comme au Cap on prend 3 shillings pour la douzaine de pièces (3 shillings et 75 c, c’est pour rien) ; J’ai été forcé d’acheter des souliers, j’entrevoyais le moment où je marcherais les pieds nus, et ceux-ci entrevoyaient aussi le jour (à travers les crevasses).
Je reprends la lettre de maman et c’est pour lui redire que j’ai conservé un excellent souvenir de miss Evelyn et de miss Cloote. Malheureusement depuis le Cap je n’ai pas eu l’occasion d’entendre d’aussi aimables paroles que les leurs, nous n’avons pas encore trouvé autant d’affabilité. Je crois cependant que nous pourrons emporter de bons souvenirs de Sidney ; ses habitants ont déjà eu pour nous quelques attentions auxquelles nous sommes très sensibles.
Les rédacteurs des deux journaux de la Colonie envoient tous les jours un exemplaire aux officiers. Ceux-ci ont été invités à un concert, il est vrai qu’ils n’ont pas jugé les aspirants dignes de les accompagner, mais enfin la politesse n’en a pas moins été faite, et aujourd’hui même ils ont reçu deux invitations de bal l’un du gouverneur, l’autre des rifflemen ; c’est la garde nationale du pays, ils ne sont pas mal organisés et font beaucoup d’effet ; avant-hier ils ont assisté à un concours de tir ; ils sont fort bien armés, ils ont des carabines qui semblent bonnes.
8 h du soir.
J’ai des réparations à faire, j’ai accusé Paul à tort le service de la poste est si mal fait à Sidney que nous avons reçu nos lettres en plusieurs paquets, la vôtre m’est arrivé à 10 heures ce matin ; à 5 h du soir j’en ai reçu trois : une d’Émile, une de Paul, une de Cabasse. J’aurai grand tort si je me plaignais car c’étaient de véritables volumes, voilà comme je les aime. Il paraît que mes lettres circulent ; mais alors j’ai envie de ne plus écrire qu’à vous puisque celles que j’envoie à Paul et à ma tante Charlotte sont des répétitions plus ou moins concises de celles que vous recevez…
15 Octobre
Nous venons de rendre les derniers devoirs à un de nos compagnons qui est mort hier matin. C’est un matelot qui était atteint d’une pleurésie, il a attendu le dernier moment pour aller voir le chirurgien-major et au bout de trois jours il a été emporté. Son corps enfermé dans un cercueil a été placé dans le grand canot et recouvert d’un pavillon national, quatre de ses camarades et les mousses étaient assis de chaque côté. La chaloupe dans laquelle se trouvait un détachement des dix matelots commandé par un aspirant et tous les passagers qui avaient voulu accompagner le corps, avait la remorque de ce canot. Derrière venait le canot-major où se trouvaient les officiers et les aspirants. Toutes ces embarcations avec leur pavillon en berne ont pris silencieusement la route du port, au moment où elles sont parties le pavillon de poupe et la flamme nationale ont été amenés à mi-hauteur en signe de deuil, ils sont restés ainsi jusqu’au débarquement à terre du corps du défunt. Un prêtre catholique et un corbillard les attendaient à terre, le convoi s’est dirigé sur une église, on doit y chanter une messe. Notre pauvre compatriote aura été dignement accompagné, les choses ont été assez bien faites. Ce n’est pas gai de venir mourir à cinq milles lieues de France dans un hôpital de navire sans un parent pour vous dire adieu. Cette mort a fait de l’impression à bord, je crois même qu’elle a jeté un peu de découragement et qu’elle a cassé les bras à quelques uns.
16 Octobre.
J’ai reçu hier seulement le journal des Petites Affiches qu’Émile m’a envoyé, je le félicite de ses succès à la distribution et aux examens du baccalauréat, ils m’ont fait plaisir car son travail soutenu méritait récompense. Je lui souhaite bon courage pour continuer comme il a commencé...
Quant à faire sécher des plantes extraordinaires je ne l’ai pas encore fait parce que jusqu’à présent je n’ai trouvé de beau en fait de végétation que ce qui ressemble à celle d’Europe, la végétation des tropiques est vigoureuse mais elle n’a ni la grâce ni la délicatesse de celle des régions tempérées.
Mon sac commence à être un peu avarié, mes pantalons s’en vont, ma redingote de tous les jours part de son côté, mes chaussures sont trouées, le besoin de réparation se fait sentir, j’en ai déjà fait quelques unes mais il y en a que je ne pourrai pas faire moi-même, j’aurai recours à une passagère. Mon linge est en bon état, j’en prends soin il est toujours en bon ordre dans mes armoires et je le fais laver aussi souvent que possible, bien que quelque fois il soit mené très dur dans les lavages cependant je crois que c’est un excellent choix pour son entretien.
Nous partons mardi prochain 20 octobre, la relâche est pourtant bien agréable mais le Commandant n’a trouvé ici personne pour l’héberger à terre comme à St Denis, il s’ennuie et veut partir. Il a imaginé de nous faire abattre en carène à Taïti. C’est un prétexte pour nous y faire rester indéfiniment, l’abattage en carène étant une opération assez longue puisqu’elle consiste à faire incliner le navire au point de mettre presque sa quille hors de l’eau ; c’est toujours dans le noble but de faire reposer l’équipage.
Partant d’ici le 20 octobre nous serons probablement en Nouvelle Calédonie à la fin du mois ; nous en partirons le 15 novembre à peu près et nous serons à Taïti à la fin de décembre. Nous quitterons ce délicieux [3] séjour à la fin de février et nous serons à Rio dans le courant de mars. Voilà à peu près les époques de nos relâches, réglez vous pour m’écrire d’après ces données, écrivez moi le plus long possible, on est si content de recevoir des lettres du pays. J’oubliais de vous dire que maintenant Taïti a des correspondances réglées avec l’Amérique du Sud, le nouveau gouverneur a fretté deux navires qui font exclusivement le service du courrier. Ces renseignements sont certains, ils nous ont été donnés par les officiers du Latouche-Tréville.
Cette lettre vous arrivera après la St Charles et la St Nicolas ce sont les fêtes de papa et de maman je les leur souhaite heureuses. Elle vous portera mes souhaits de bonne année et de prospérité ; et en même temps mes vœux de bonheur pour toute notre famille, embrassez tout le monde pour moi, chez l’oncle Travailleur, chez tante Marianne, chez M. Louis, n’oubliez pas les Nancéens, l’oncle Ferry et l’oncle Thirion ; que devient Claire ? Est-elle toujours aussi gentille ? Henriette [4] est maintenant une grande fille, je ne la reconnaîtrai plus à mon retour. Ne m’oubliez pas auprès de son père et de sa belle-mère…
Je vous embrasse sur les deux joues, que cette lettre vous trouve heureux et en bonne santé, je le souhaite de tout cœur.
Monsieur Pottier vous présente ses hommages, vous ne le connaissez pas mais dès ce jour je vous fais sa présentation attendant une occasion favorable pour vous faire faire plus ample connaissance avec lui.
[1] Famille proche de la famille de l’auteur.
[2] Embarras gastrique, expression du Nord de la France : la chiasse !
[3] Mot sont souligné par l’auteur.
[4] Henriette est la future épouse de Charles.