La Sibylle est en Nouvelle Calédonie d’où elle va partir pour Tahiti. Le trajet Australie – Nouvelle Calédonie ne fait pas partie du récit de Charles. Dans cet épisode, l’on a un aperçu du fonctionnement des colonies et l’on voit qu’en partant sur Tahiti, la Sibylle évite de justesse la Nouvelle Zélande,
22 Novembre.
Ma dernière lettre vous annonçait notre départ pour le 19, mais les calmes nous ont retenus deux jours de plus à Port de France [1]. J’en ai profité pour me sauver à terre et faire de bonnes promenades ; seul avec ma canne et sous une douce température de 30 et quelques degrés j’ai trotté un peu dans les environs de l’établissement français. J’ai vu un sol qui ne demande qu’à être cultivé, où tout pousse à merveille ; la campagne est très accidentée, mais dans les environs de Port de France on trouve peu d’eau douce, il faut creuser à une certaine profondeur pour en trouver ; aussi quand il pleut ne perd-on rien, chacun a sous sa chassatte [2] des barriques ou des caisses en tôle et c’est ainsi qu’il fait sa provision pour quelques jours. J’ai rencontré quelques fermes en exploitation mais sous ce rapport il n’y a encore rien de bien important, dans quelques années il y aura probablement du nouveau dans la colonie ; le Gouverneur a décidé tous les colons que nous avons amenés à aller s’établir sous la conduite de l’un d’eux dans le pays qui a été enlevé à une tribu soumise dernièrement ; on leur fournit quelques bestiaux, des instruments et le terrain leur est donné. Ceux qui l’ont vu le disent très beau et déjà en rapport grâce à l’innombrable quantité de cocotiers qu’il nourrit ; on estime qu’en vendant l’huile qu’ils pourront faire très simplement avec les fruits de ces arbres nos colons trouveront aussitôt un revenu de 60 000 francs par an. Le territoire dont ils prendront possession est une grande plaine sur le bord de la mer et traversée par une rivière très grande que des avisos de la force de ceux de la station peuvent remonter. Cette plaine se trouve sur la cote NE de l’île et il faut traverser cette dernière pour communiquer par terre.
Jusqu’à présent les transports se sont presque tous faits par mer, on commence seulement à faire des routes et avant quelques dizaines d’années il ne faut pas compter se promener même en diligence dans notre colonie. Ce sont les disciplinaires qui sont chargés de cette besogne, j’ai visité un de leur chantiers et j’ai vu un assez beau travail, c’est une route de ceinture qui part de Port de France et court en suivant la côte NO, on les surveille très activement et leur travail s’en ressent. Du reste on les mène bien ; avant que le nouveau Gouverneur fût installé, ils avaient un capitaine qui leur avait laissé trop de liberté, il a été changé et pour ramener ses lapins dans la bonne voie on a fait plusieurs exemples : deux d’entre eux ont été fusillés, quatre condamnés aux travaux forcés et plusieurs autres soit à la réclusion soit à la prison. Nous avons les condamnés à notre bord, on avait commencé par les mettre aux fers dès le début, le commandant par excès de bonhomie a eu la faiblesse de les laisser libres à bord. Il faut être bon, mais il ne faut pas l’être trop, puisque la société enferme ceux qu’elle punit pour ne pas les laisser dans son sein, pourquoi sur un navire n’applique-t-on pas le même principe ? La morale du reste s’oppose à la mesure prise par le Commandant et que je blâme, laisser des forçats jouir ici des mêmes privilèges que nos matelots, et faire absolument le même service, c’est faire injure à un équipage puisque c’est n’établir aucune différence entre de braves gens et des canailles.
Comme je vous l’annonçais dans ma dernière lettre, je suis retourné au gouvernement, j’y suis allé dîner et quelques jours après en soirée. Le gouverneur est peut-être un fort galant homme mais comme il ne dit jamais rien et qu’il a toujours l’air ennuyé, j’en ai été réduit à supposer qu’il se renfermait dans sa dignité. Sa dame paraît assez prétentieuse et a un ton de femme de Capitaine de Vaisseau qui ne manque pas d’un certain pittoresque. Dînant à bord de la Sibylle avec les chefs de service de la colonie, elle dit, en parlant du Coëtlogon sur lequel elles se promène quelquefois avec son royal époux : « mon petit vapeur » et d’autres choses du même genre ; du reste elle exerce une grande influence sur les destinées de pas mal d’individus en place, ainsi monsieur Untel, enseigne de vaisseau, n’a pas été mis second du « petit vapeur » parce qu’il ne plaisait pas à madame. Bref, il y a, à Port de France une coterie qui ôte bien vite toute envie d’y rester en station avec le gouverneur actuel. Je m’estime fort heureux d’en être sorti sain et sauf et cela d’autant plus que j’ai failli rester comme officier sur le Fulton.
Sans le Commandant ou du moins son entêtement la frégate eût laissé bien certainement un officier à la station, on a débattu la question successivement pour tout l’état-major à l’exception du second. Mais le gouverneur qui est un ami de promotion de Père Pouget [3] n’a pas voulu le contrarier et on s’est contenté de débarquer un aspirant. C’est Testard qui nous a quittés ; pour lui la corvée n’est pas désagréable puisqu’il a son oncle commandant militaire à Port de France. Je le regrette à bord, nous étions restés en très bonnes relations et comme sous certains points de vue nous avions même manière de voir, nous nous entendions assez bien. Le poste a beaucoup changé ; Soudois, mon camarade de promotion a permuté avec un aspirant volontaire du Coëtlogon et fait maintenant le service « officier » ;
un des chirurgiens en sous ordre que nous avions avec nous a été débarqué et mis sur la goélette la Calédonienne ; un volontaire a permuté avec un aspirant de l’Elorn qui était second sur le même navire, de sorte que nous restons sept parmi lesquels trois nouvelles figures. La tranquillité du poste y a gagné car ce sont les tapageurs qui sont partis, à leur place il nous est venu des gens posés travailleurs avec lesquels la vie sera très supportable. Quant à nos passagers, comme ils n’ont pas les moyens de satisfaire ici leurs appétits, ils sont fort commodes ; la dame est fort gentille, son mioche ne crie jamais, pour lui il vaudrait peut-être mieux qu’il fût plus méchant. Bref, je m’attendais à moins d’entente et je me plais à reconnaître que je m’étais alarmé mal à propos.
L’Etat-major s’est accru de deux officiers, l’un est lieutenant de vaisseau et a commandé le transport la Bonnite, l’autre est enseigne et était second du Coëtlogon ; ces messieurs rentrent en France ainsi qu’un aide-commissaire. Grâce à cet accroissement le service de quart est encore devenu plus doux, maintenant nous ne faisons plus qu’un quart par vingt-quatre heures, plaignez moi.
30 Novembre.
Un peu plus nous allions faire un tour en Nouvelle Zélande ; en quittant la Calédonie, nous avons couru dans le Sud pour quitter les vents alizés qui étaient droit debout pour aller à Taïti et prendre les vents généraux qui soufflent surtout de l’Ouest. Mais nous avons été contrariés et les vents d’Est nous ont conduits si bas qu’un peu plus le Commandant se décidait à relâcher en Nouvelle Zélande ou à passer dans le détroit de Cook qui sépare les deux îles principales du groupe. Enfin hier soir, les vents ont commencé à tourner et maintenant nous faisons route pour Taïti. Cette mauvaise chance n’a été que la suite des autres que nous avons eues en quittant Port de France ; nous avons d’abord été retenus deux jours par les calmes, enfin le troisième comme il y avait de la brise nous pensions pouvoir en profiter, quoiqu’elle fût contraire, le Commandant appareilla. Une demie heure après nous étions mouillés très près de l’entrée, la brise avait joué au moment où nous avions viré et plutôt que nous mettre sur les roches il avait fallu laisser tomber une ancre. Mais le « petit vapeur » n’était pas là pour des prunes, il vint nous prendre et à sa remorque nous sortîmes des passes et du récif. Une chose assez curieuse c’était de voir à la mer ce pauvre aviso près de notre grosse frégate, tandis que nous ne commencions qu’à rouler et que la Sibylle se balançait majestueusement, le Coëtlogon dansait comme un beau diable au point que par moment on apercevait tout son pont de notre gaillard d’avant.
Nos disciplinaires ne vont pas mal, comme ils sont menés par les sergents et les caporaux du cadre de leur compagnie, ils marchent assez bien ; du reste, sauf les condamnés, ils rentrent en France libérés du service et ils ne demandent qu’à bien aller. Il y avait plusieurs musiciens parmi eux, on leur a donné les instruments que le bord a achetés à la musique d’Artillerie de Lorient et ils nous ont monté une musique qui commence à jouer assez bien les quadrilles et autres danses. Du reste il n’y manque rien, d’un tambour on a fait une grosse caisse, avec une feuille de cuivre à doublage on a confectionné des cymbales qui ont un son détestable, on a construit un triangle qui sonne comme des pincettes. En détail ces instruments n’ont pas un son bien beau mais en masse c’est fort joli.
On ne danse plus comme par le passé, quand nous avons traversé l’Atlantique non seulement l’équipage profitait de la musique, l’État-major et les élèves particulièrement sautaient à qui mieux mieux ; maintenant personne ne compromet plus sa dignité.
[1] Créée en 1854 sous le nom de Port-de-France pour servir de centre administratif et militaire à la présence française en Nouvelle-Calédonie, elle prend le nom « Nouméa », d’origine kanak mais à l’étymologie incertaine, le 2 juin 1866. (Wikipédia)
[2] Nom probablement lorrain de gouttière. (Charles est Lorrain, de Lunéville)
[3] Le commandant de la Sibylle.