31 mars, en mer,
Nous continuons à être aussi heureux que par le passé, nous avons bon vent, beau temps et belle mer. Nous avons quitté Palmas le 27 à 5 heures du soir, personne n’a regretté un mouillage où nous roulions et tanguions absolument comme en mer, dont on ne pouvait pas profiter pour aller à terre comme on l’aurait désiré vu la difficulté de l’abordage au débarcadère.
De mon côté je n’aurais pas pu décemment quitter la grande Canarie en me plaignant, car il ne s’est pas passé un seul jour sans que j’aille à terre. Je vous ai raconté ma première excursion ; le lendemain à 8 h je suis parti avec Mr Richy pour aller prendre à terre les observations nécessaires à la régulation des chronomètres ; après avoir fait notre affaire au poste du môle où nous attrapâmes des pièces militaires espagnoles, nous fîmes un grand tour en ville et nous revînmes déjeuner, la houle était un peu moins forte, nous avions pu débarquer plus tranquillement que la veille.
Le lendemain même occupation même promenade. J’ai mis sur mon album quelques souvenirs de Palmas, c’est maigre comme dessin mais c’est assez fidèle.
Depuis le 29 mars nous marchons vent arrière avec des vents de NE ; nous nous dirigeons vers les îles du Cap Vert, si nous avions dû les doubler pendant le jour, le Commandant voulait nous faire passer entre les deux plus occidentales San Antonio et San Vincente, il voulait voir les travaux que l’on avait fait dans cette dernière île pour construire un port ; les paquebots anglais et autres, les vapeurs de guerre et de commerce allant d’un atlantique dans l’autre de celui nord dans celui sud ou réciproquement relâchent tous dans cette île pour y faire du charbon et de l’eau, on leur crée des bassins, des magasins pour qu’ils puissent se réparer au besoin. Malheureusement en marchant comme nous le faisons maintenant nous serions arrivés pendant la nuit, nous n’aurions rien vu et comme le passage n’est pas très large le commandant s’est décidé à nous faire passer plus à l’est de ces deux îles.
Dimanche 29 au soir,
Nous avons eu grand bal ; à la nuit après le brandebourgs les musiciens sont venus s’installer sur le gaillard AR, les disciplinaires, les matelots ( tout en se mettant un peu sur l’avant pour ne pas engager le gaillard d’arrière promenade des officiers et des passagères) commencèrent à danser ; les aspirants ne tardèrent pas à aller inviter les passagères, elles firent d’abord quelques difficultés mais un lieutenant de vaisseau décida l’une d’elles, la fit danser et toutes l’imitèrent. Le bal dura 2 ou 3 heures, le roulis n’était pas très fort, les cavaliers s’y habituèrent vite et en voyant tout le monde tourbillonner on ne se serait guère douté qu’on naviguait au même moment à 6 ou 700 lieues de France, filant 8 nœuds. Le Commandant était enchanté, il n’y a rien qui flatte un pacha comme de voir ses sujets se distraire ; quand pareille chose arrive à bord c’est une preuve que l’on est content, puis dans ces folles danses on oublie tout pour un moment et quand on ne se fatigue pas trop, il ne reste qu’une impression agréable que l’on garde quelques jours, ce qui est autant de gagné sur les ennuis toujours inévitables d‘une traversée un peu longue. Nous recommencerons à danser de temps en temps, nous aurons nos théâtres ; dans quelques jours on passe la ligne.
2 avril
Hier nous sommes passés au milieu des îles du Cap V ert, nous avons presque touché à l’île Sogo qui fait partie de l’archipel, pour la première fois de ma vie, j’ai vu un cratère magnifique ;l’île dont je vous parle, l’archipel tout entier, les Canaries sont des roches volcaniques ; à une distance de 7 milles de Sogo, nous avons pu voir sur le flanc de cette montagne de 2900m de hauteur des sillons colorés différemment dans lesquels des yeux expérimentés ont dit voir du soufre. Nous avons eu pendant plusieurs heures un coup d’œil magnifique, la brume nous cachait le bas de la montagne au point qu’il nous a fallu venir très près de la terre pour la trouver, tout à coup et quelques minutes après que la vigie eut annoncé la terre nous vîmes se découvrir la cime volcanique et peu après nos yeux parvenaient à distinguer la côte. Nous restâmes en vue de terre pendant quelques heures, la brise fraîchissant nous filions rapidement, nous n’eûmes pas le bonheur d’apercevoir un de nos semblables, la côte était déserte, l’île n’est pourtant pas inhabitée.
Nous sommes passés à ranger la côte Est et c’est dans l’Ouest que se trouve le port de la Luz, mois fréquenté du reste que le port de Porto-Grande situé dans l’île Saint Vincent et que celui de Porto-Praia dans l’île Saint Jacques.
C’est à Porto-Grande que relâchent tous les grands paquebots qui font des services postaux entre l’Europe et le Sud de l’Afrique ; les vivres et les approvisionnements y étaient à très bon prix avant l’établissement de ces paquebots ; mais peu à peu tout a renchéri. Après avoir quitté ces îles nous fumes pris par le calme et jusqu’à minuit la frégate ne marchant presque pas fut ballottée par les lames, les coups de roulis devinrent assez forts pour que l’eau envahisse la batterie une ou deux fois ;on fut obligés de fermer les sabords. Un bâtiment comme la Sibylle ne devrait pas être forcé d’en venir à cette mesure par telle mer et telle brise, mais nous sommes si chargés que nous calons 50 à 60 centimètres en plus que ce que cale ordinairement la frégate ; cela nuit à sa marche et rendra le séjour à bord un peu plus pénible si nous trouvons du mauvais temps au Cap de Bonne Espérance. Heureusement nous n’avons pas à aller bien loin avec ce chargement et de plus s’il nous gêne nous avons la ressource d’en jeter une partie à la mer : ira le chercher qui voudra.