A la fin de l’année 1973 la guerre du Kippour est passée, mais la Libye doit craindre de nouvelles attaques du côté de la mer, car nous apprenons un jour que Kadhafi aurait fait miner toute une zone devant Tripoli. Ça parait incroyable car nous sommes plusieurs fois passé dans la zone supposée minée, nous avions même des stations de chalutage dans ce qui est supposé être le champ de mine !
Il faut dire que des bruits couraient de navires coulés après avoir pénétré ce prétendu champ de mine. Nous avions vu des moutons crevés qui flottaient aux abords du port de Trabulus (Tripoli). Parmi les différentes explications, il y avait celle de l’explosion, sur une mine, du navire bergerie qui venait livrer son contingent d’ovins vivants aux boucheries libyennes. Le port de Tripoli était dans l’impossibilité de recevoir à quai les innombrables navires qui venaient livrer tout ce dont avait besoin la Libye, des rouleaux de fil de fer barbelés aux engins de terrassement, en passant bien sûr par les vivres, frais ou non, que l’agriculture locale ou l’agroalimentaire libyen (très sommaire) ne pouvait pas produire. Des dizaines de navires attendaient au mouillage devant Tripoli que se libère une place à quai. Le frais et le vivant étaient en principe prioritaires, mais la logique des autorités portuaires était flottante, si je puis dire, et les pneumatiques pour camion pouvaient prendre leur tour devant les œufs, le beurre ou les moutons vivants.
Aussi quand la mer se couvrit de dizaines de cadavres de moutons devant Tripoli, le bruit courut très vite que c’était ce maudit champ de mines, que le bateau qui transportait les moutons vivants s’y était introduit de nuit sans le savoir et qu’il l’avait payé cher. Nous apprîmes par la suite qu’une grève de dockers avait contraint le bateau à rester des jours et des jours sur coffre, et que les bêtes finirent par mourir de faim et de soif. La mer était la dernière destination pour ces pauvres bêtes !
Mais avant de connaître cette explication, nos capitaines Polonais avaient pris l’histoire des mines très au sérieux, on ne saurait le leur reprocher. Aussi à l’appareillage vers les radiales de l’est libyen (Homs, Misrata et Syrte), nous fîmes un large détour en commençant par faire une bonne heure de route cap au nord avant de mettre franchement le cap à l’est, en priant Allah que cela suffise à nous mettre à l’abri d’un choc fatal. Mais au retour de leg, nous décidâmes avec nos capitaines de ne pas reprendre la mer avant d’avoir les coordonnées du pourtour du champ de mines, ou tout au moins celles d’une zone à éviter.
Évidemment des palabres commencent, « Malesh ! (ça fait rien !), ne craignez rien, il suffit de passer au large » (mais à quelle distance de la côte ? Et jusqu’où ?). Nous refusons de partir, et cette fois personne ne vient de l’ambassade de France nous le reprocher. Un beau jour, un expert militaire, sanglé dans son bel uniforme, arrive au service de la pêche et on nous explique qu’il est chargé de nous communiquer, sous le sceau du secret militaire, les points définissant le périmètre du fameux champ de mines. Une carte marine est déployée sur la table de la salle de réunion, le militaire sort une feuille de papier sur laquelle les coordonnées en latitude et longitude de cinq points sont écrites.
Les capitaines Korchinski et Chiloviek prennent leur crayon et leur compas de relèvement et commencent à porter les points sur la carte, puis nous les voyons se regarder avec un air de profond abattement. « What’s the problem ? » demandons-nous à nos deux capitaines. Ils nous montrent les points portés sur la carte : il y en a bien cinq : trois en mer … et deux à 50 km à l’intérieur des terres, en plein désert !
Nous avons continué à prendre la route d’abord au nord puis vers l’est, celle qui nous avait protégés la première fois, en pensant que puisque nous étions passés par là, nous étions à l’abri des mines, inch Allah. Ce fut sans doute la bonne solution, puisque nous avons survécu.