Le mois de mai se passe en mer en raison du détour par la Nouvelle Zélande et des vents peu favorables. Le récit de cette traversée jusqu’à Tahiti reste très vivant. On ressent le froid et l’humidité en cours de lecture. (Certains passages malgré tout un peu longs sont ici remplacés par des points de suspension). L’escale à Tahiti sera pour le prochain épisode.
1er mai 1865
La résolution qu’avait prise le Commandant de passer dans le Sud de la Nouvelle-Zélande exigeait, pour ne pas être encore retardé, que les vents fussent favorables afin de faire rapidement le chemin que l’on se décidait à ajouter à celui à parcourir. Malheureusement ils ne l’ont pas été autant qu’ils pouvaient l’être, pendant deux jours, ils ont soufflé du Sud ce qui nous a retenu pendant le même temps à la hauteur du détroit de Bass [1] Le 26 (avril), nous avons seulement commencé à marcher, le 27 et le 28 la frégate nous a fait voir qu’elle avait encore les jambes longues. Nous avons fait belle route avec des vents de la partie du nord ; la mer était assez grosse, le temps à la pluie et la température avait considérablement diminué. La frégate marchant vent arrière roulait beaucoup, il fallut tenir la batterie fermée, le navire n’était pas très agréable à habiter. Le Commandant a bien peur que les passagers ne puissent supporter le froid, ils sont mal vêtus et les hommes qui viennent de passer 4 ans en Nouvelle-Calédonie ne sont plus habitués à d’aussi basses températures. On établit des abris sur le pont, on manœuvre aussi rarement que possible, on envoie les passagers dans la batterie quand ils sont de quart et qu’on pense n’avoir pas besoin d’eux, on leur fait boire une ration de vin ou d’eau de vie au milieu des quarts de nuit et le chirurgien major les exempte de service pour la moindre chose.
Le temps était resté si couvert que nous étions arrivés au Sud de la Nouvelle-Zélande sans avoir pu prendre d’observations ; le Commandant voulait commencer à faire route dans l’Est le plus tôt possible, mais ne sachant pas où il était on fut forcé de diminuer de toile et d’attendre en courant dans le sud que le ciel se découvrît un peu. A 6 heures du soir, le 28 le vent sauta tout d’un coup du NO au SO dans un grain que la brume avait empêché de voir monter, il faisait nuit, tout était mouillé à bord, la manœuvre fut très pénible et on mit beaucoup de temps à se débarrasser des voiles qu’il fallait serrer. Le premier choc du vent fut violent, peu à peu il se calma et le ciel commença à se dégager vers minuit. Le commandant qui ne s’était pas couché, l’officier des montres qui était de quart et Jean l’ours qu’on vint réveiller se hâtèrent d’en profiter avec des observations d’étoiles on fit le point et à 1 heure du matin l’ordre fut donné de faire route et de rétablir la voilure. Le lendemain, nous doublions les îles Snares [2] qui se trouvent à vingt lieues environ du sud de la Nouvelle-Zélande et nous mettions enfin le cap sur Taïti 24 jours après notre départ de la Nouvelle-Calédonie ; comme nous ne pouvons jamais complètement profiter d’un temps favorable, ce jour-là il fallut se résigner à rouler bord sur bord. Mais la liste de nos mauvaises chances ne devait pas se clore au méridien de la Nouvelle-Zélande, comme vous allez voir, la frégate et nous nous n’étions pas au bout de nos peines.
Les vents qui étaient du SO passèrent peu à peu au SE et y arrivèrent au moment où nous doublions la pointe de la Nouvelle-Zélande la plus avancée dans ce rhumb [3] de vent…
On vira de bord et on se mit à louvoyer pendant la nuit du 30 (avril) au 1 (mai) en prolongeant les bordées qui nous faisaient faire de l’Est. Le Commandant fut très inquiet toute la nuit et ne se coucha pas, craignant d’être jeté sous le vent par la grosse mer il fit porter une toile d’enfer, la frégate dansait d’une rude façon, elle se tordait sur la crête des lames, donnait des coups de nez quand elle tombait dans le creux à démolir la mâture si elle n’eût pas été bien tenue. Le lendemain à midi d’après la route faite et avec la nouvelle direction des vents qui étaient revenus au sud on put remettre en route sans la moindre crainte et aujourd’hui nous n’avons qu’une chose à désirer : une bonne grosse brise qui nous fasse filer dix ou douze nœuds…
Nous prenons notre parti en braves et nous résignons, quoiqu’à regret, à voir la frégate marcheuse et si bien conduite par Monsieur Mottez faire des traversées détestables. Nous avons à cela une compensation, celle de vivre heureux à bord quelque temps qu’il fasse. Cela est vrai au moral mais pas au physique, car ces jours derniers la pluie, le froid nous ont gênés ; de plus, la frégate a beaucoup fatigué, elle a fait de l’eau en assez notable quantité, nous en avons dans nos chambres et la mienne est devenue inhabitable parce qu’elle se trouve à peu près dans le milieu du navire dans le sens de la longueur et que vu l’inclinaison donnée aux ponts l’eau vient s’amasser dans la batterie juste au-dessus de moi ; ces jours derniers on avait beau faire on ne pouvait tenir sec cet endroit, l’eau a traversé le calfatage des coutures du pont et il a plu dans mon domicile, l’étoupe du calfatage est entrée en putréfaction et cela nous empoisonne. J’ai été forcé de l’abandonner un peu et je ne m’en plains pas ; j’ai repris mon hamac comme mes anciens voisins continuent à coucher chez eux ; j’ai un grand espace à moi et puis dormir à l’aise même par les plus grands roulis…
Le plus à plaindre dans tous ces gros temps est le Commandant, deux fois déjà il a passé la nuit sans fermer l’œil et il craint pour la santé de ses soldats en même temps qu’il est ennuyé de voir cette mauvaise chance nous poursuivre. Mais il en faut plus que cela pour changer si peu que ce soit à sa manière de faire, son humeur est aussi égale que par le passé, sa patience est loin d’être à bout. Dans une causerie que nous avons faite ensemble il m’a conseillé de quitter la Sibylle en arrivant en France et engagé à aller en escadre [4]. Je lui exprimais que je m’astreindrais difficilement au service méticuleux d’un vaisseau et que je regretterais la vie si tranquille que je mène à bord de la frégate ; mais il a insisté en me disant que plus je tarderais plus j’aurais de répugnance à servir en escadre ; qu’il fallait y aller jeune, qu’on avait beaucoup de choses à y apprendre et que la vie y était quelquefois assez agréable. Je suis donc indécis et à me demander si je dois me résigner à quitter la frégate et ses grandes navigations pour aller naviguer à Toulon ou dans la Méditerranée ; je suis très bien ici, pourquoi changerai-je ? D’autre part Monsieur Mottez doit me donner un conseil amical dont je ne ferais pas mal d’user; peut-être me ferait-il embarquer avec quelqu’un de ses connaissances et alors je n’aurais pas trop à regretter ses bons procédés, car ses amis et camarades doivent lui ressembler un peu. Nous réfléchirons et déciderons et en lui demandant comment on peut se faire embarquer sur un vaisseau de l’escadre, je saurai s’il a l’intention de me mettre sous les ordres d’un commandant de sa connaissance.
14 mai.
Nous sommes encore loin de Taïti et nous ne nous en approchons que difficilement; nous en sommes à notre deuxième coup de vent depuis le commencement du mois… La santé générale se maintient assez bonne, mais toutes les figures ont pris l’aspect du temps, on en voit beaucoup à vent debout ; notre équipage devient criard et susceptible, il a besoin de distractions…
Nous avons rencontré un navire à la fin d’avril et depuis on n’en a pas revu un seul; ces parages sont peu fréquentés ; on n’y pourrait guère trouver que des baleiniers en pêche ou des caboteurs de la côte de la Nouvelle-Zélande. Il m’est quelque fois venu dans l’idée que la tristesse qui habite ce pays dont nous ne pouvons sortir n’est que l’amie de la guerre qui a élu domicile chez les Māori [5] . Je me figure un pays en guerre aussi sombre que possible, tout doit y paraître lugubre et languissant, le vent n’y doit souffler qu’en tempête, les mers qui l’entourent ne peuvent pas être calmes, elles se ressentent de l’agitation de la terre…
24 mai.
Nous arrivons tout doucement, quelques jours de vents favorables nous ont rapprochés de trois cent lieues, nous pourrons mouiller dimanche prochain ; le temps s’est embelli, la mer a fait de même et ceux qui aiment le soleil commencent à faire les lézards sur la dunette. On a vite profité de l’arrivée des beaux jours pour sécher, nettoyer, aérer tout ; ce n’a pas été coquetterie que de laver les hamacs, depuis quarante-cinq jours on n’avait pas pu le faire, on hésitait presque quand il fallait s’y coucher. On se fait une fête du séjour sur rade ; ceux qui vont débarquer d’abord sont bien contents, et cela se conçoit, ils ont fait huit mois de mer pour se rendre à leur destination ; les gens du bord entrevoient un paradis terrestre on leur a fait de telles descriptions des îles de la Société [6] qu’ils s’imaginent les choses les plus incroyables; ce que j’entrevois de plus clair c’est la perspective de vivre en repos, de manger des vivres frais et de profiter des distractions qu’on trouve dans un beau pays habité par de bonnes gens. Nous resterons quinze jours ou vingt jours à Papeete, le chirurgien major cherche à faire prolonger la relâche, plusieurs officiers l’encouragent dans cette voie ; s’il insiste le Commandant y consentira puisqu’il doit écouter la Faculté lorsqu’elle parle de la santé générale. Il y a quelque jours il avait presque décidé ce dernier à aller reconnaître l’île Toubouai [6] (à cent lieues dans le Sud de Taïti) pour y prendre des fruits et des vivres frais pour les scorbutiques que nous avons à bord depuis quelques temps ; ce détour pouvant retarder de plusieurs jours notre arrivée à Taïti le commandant a préféré s’y rendre tout de suite. .. Ce sont des passagers qui sont atteints de scorbut, il y en a cinq ; l’un d’eux vient de France il est de la Compagnie qui va débarquer, c’est un vieux troupier dont la santé est délabrée, les quatre autres ont embarqué à Port de France ; le séjour en Nouvelle-Calédonie anémie un peu les Européens quand il est prolongé, leur sang s’appauvrit, ils sont assez disposés à se débiliter à la mer ; quelques mois passés en France leur sont nécessaires pour qu’ils reprennent des forces.
C’est moi qui ai amené le bon vent, j’étais de quart lorsqu’est venu le grain qui, après nous avoir bien saucé pour nous donner les dernières gouttes, s’est retiré en nous laissant une jolie brise qui nous fit filer en route 7 ou 8 nœuds ; à 4 heures j’avais pris le quart avec un ciel couvert et menaçant, il pleuvait et la brise était fraîche et debout, quand je quittais la dunette à 8 heures le soleil brillait, il n’y avait plus au ciel que quelques nuages, on marchait bien et toutes les figures avaient changé en quelques minutes, on ne se rencontrait plus qu’en se disant: « nous voilà partis, cette fois nous sommes rendus.»… Mon service est devenu de plus en plus intéressant, le lieutenant me laisse une très grande latitude, j’ai dernièrement et de ma propre autorité fait établir une voilure assez raisonnable, comme on marchait en bonne route, je savais que le Commandant en serait satisfait ; à son lever il en fut si peu fâché qu’il y fit encore ajouter quelques petites voiles. Avec son prédécesseur il fallait parlementer pendant une demie heure pour obtenir la permission de larguer un ris ou un perroquet, cette année dès qu’on juge la chose convenable on le fait, jamais Monsieur Mottez ne l’a trouvé mauvais. Cette confiance qu’il a en ses subalternes augmente la leur et contribue au bien du service…
Mon linge aura besoin de passer par les mains de maman quand j’arriverai ; mes gilets de flanelle n’auront bientôt plus de manches, mes chemises de nuit s’en vont et mes chaussettes se trouent par le bout du pied ; le reste est en bon état, ainsi que mes vêtements que je ménage beaucoup grâce au petit paletot qu’on m’a fait à Lunéville pendant ma permission, je l’ai porté depuis le départ et il est encore en bon état. Au mois de novembre, nous verrons, je l’espère, tout cela ensemble, cette fois je compte aller jusqu’à Lunéville avec mes économies de campagne ; car j’entrevois que je serai possesseur de 4 mois de solde, quand je mettrai le pied sur le quai à Brest. Je vais être probablement à une des époques de ma vie où je vais être le plus riche ; car plus tard mon trousseau sera parti peu à peu l’augmentation de mes appointements ne me paraîtra presque rien à cause des dépenses que j’aurais à faire pour m’entretenir.
26 mai.
Hier on a fait une autre pêche miraculeuse, la même ligne a pris un poisson de 16 kilogrammes de la meilleure qualité ; quelqu’un avait dit la veille en la regardant qu’elle ne pourrait choisir un meilleur moment pour procurer de la viande fraîche à nos tables, le lendemain il fut servi à souhait, un magnifique thon s’est fait prendre à 1 heure. Le chef de gamelle du carré fut assez aimable pour nous en offrir un morceau, nous en avons fait deux repas…
C’est probablement le voisinage de l’île Vauitou du groupe des Toubouaï que nous avons reconnue hier qui nous fait faire cette belle pêche. Il y avait cinquante jours que nous n’avions pas vu le moindre caillou, bien que nous ne soyons pas au terme de notre voyage, la vue de la terre nous a fait plaisir. Nos chronomètres avaient besoin d’être réglés, on l’a fait et l’on s’est aperçu que l’un d’eux marchait avec une grande précision, ainsi nous pouvons entreprendre avec confiance la traversée de Taïti à Brest. L’autre que le Commandant croyait fort bon nous donnait une erreur de dix lieues ; je leur avais bien dit, et il y a longtemps, qu’il ne valait rien, ils ne veulent pas croire à ma vieille expérience ; Monsieur Mottez a dû dire que le père Antoine avait raison; le lieutenant m’appelle frère Antoine. Je ne sais pas si l’équipage m’a baptisé, depuis que je ne fais plus le quart devant, je ne me trouve plus parmi les hommes quand ils racontent des histoires, je ne suis plus au courant des nouvelles diverses publiées près de la mèche.
Les retards que nous avons éprouvés depuis le commencement de la campagne reporteront notre arrivée à la fin d’octobre ; en supposant que nous soyons à Taïti pour le 1er juin nous en partirons vers le 20 ; si le premier mois de la traversée est heureux et si nous doublons promptement le cap Horn nous aurons des vivres pour aller à Brest, alors on ne relâchera pas et on ira directement en France, ce sera une traversée de 100 à 120 jours, nous arriverons donc vers la fin octobre ou le commencement de novembre…
On commence à faire les préparatifs d’atterrissage, on vient d’étalinguer les chaînes des ancres, on nettoie, on peint, on s’occupe des dispositions à prendre pour incliner la frégate sur tribord et boucher à bâbord un petit trou par lequel nous faisons de l’eau ; c’est au joint de deux bordages contigus qu’est la voie d’eau, il est trop large, on l’a déjà rebouché à Taïti en 1864 mais depuis ce temps la frégate a fatigué, le calfatage qui fermait l’ouverture sera tombé, peut-être est-il pourri, on se dispose à le remplacer ou à changer les deux bordages. Ils se trouvent un peu en dessous de la flottaison une légère inclination les mettra à hauteur voulue pour pouvoir travailler.
Le Commandant semble disposé à accorder toute liberté possible aux promeneurs; il est question de donner des permissions de toute la journée à l’équipage ; chaque fois qu’on le pourrait, il enverrait la moitié de nos hommes à terre à 8 heure du matin et ils rentreraient vers 9 ou 10 heures du soir, on leur donnerait leurs vivres, ils feraient de leur temps ce que bon leur semblerait.
31 mai.
Du 26 au 30 mai nous avons encore été attardés par des vents contraires ; comme ils ont pris l’habitude de le faire, les vents alizés nous ont manqué, ils ont été remplacés par des vents de NNE au NNO. Nous avons louvoyé et comme la brise était faible on a fait cinquante lieues environ en quatre jours…
Dans la nuit du trente les vents ont sauté au SO avec accompagnement de grosse pluie ; de sorte qu’au moment où nous commencions à désespérer, nous nous sommes mis à filer 10 nœuds. Cela a duré 18 heures et a cessé assez à temps pour nous permettre de découvrir Taïti à 15 lieues. C’est hier à 8 heures qu’on l’a aperçue dans une éclaircie ; notre atterrissage a été remarquable comme précision… J’espère arriver encore pour le départ du courrier. Je me porte bien, je suis heureux ; je vous souhaite toutes espèces de bonheur. Je vous embrasse, ainsi que grand-père, mes amitiés à nos parents et amis
Ch. Antoine
[1] Le détroit de Bass est un bras de mer de l’océan Indien qui sépare l’île d’Australie, plus particulièrement l’État de Victoria, de la Tasmanie.
[2] Les îles Snares, en māori Tini Heke, en anglais Snares Islands, sont un petit archipel situé à 200 kilomètres au Sud de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande.
[3] Rhumb (de vent). Mesure de l’angle d’un quart, compris entre deux des trente-deux divisions du compas de marine et correspondant à 11°15′ (https://www.cnrtl.fr/definition/rhumb).
[4] Une escadre est un groupe de navires de guerre opérant sous un même chef. Suivant l’époque, le terme peut décrire une force navale à la mer ou bien l’ensemble des navires de guerre affectés à une zone géographique sous un même commandement (agm – in Wikipedia)
[5] Les guerres Māori sont une série de conflits militaires entre les forces coloniales britanniques et les Māori de Nouvelle-Zélande entre 1845 et 1872. La cause principale de ces guerres était la vente de terres maories aux colons britanniques (Wikipedia).
[6] L’archipel de la Société dont fait partie Tahiti, aussi connu sous l’expression toponymique îles de la Société, est situé dans le Nord-Ouest de l’océan Pacifique Sud au nord du tropique du Capricorne, à un peu moins de la moitié de la distance séparant l’Australie du Salvador, en Amérique centrale.
[7] L’île de Tubuai est localisée un peu au-dessus du tropique du Capricorne au centre du groupe des îles Australes. Elle est située à 195 km de Raivavae, à 210 km de Rurutu, à 700 km de Rapa et 640 km au sud de Tahiti.