La Sibylle poursuit sa route à une allure appréciable et coupe l’Équateur juste avant la célébration du 15 août ternie par la pluie. Le moral est bon. Charles-Antoine ne tarit pas d’éloges à propos du Commandant. Fin août les paris s’engagent sur la date de l’arrivée…
6 août 1865
Depuis que nous avons dépassé le parallèle de la Plata [1] nous marchons moins vite ; pendant quatre jours le vent a soufflé du Nord ; il nous a poussés dans l’ENE, la frégate avait le cap sur Sainte-Hélène. Si le calme n’était pas venu remplacer cette brise il est probable qu’arrivés à une assez faible distance de cette île le Commandant se serait décidé à y aller relâcher pour y prendre des vivres frais. Quant à de l’eau douce il nous en reste cent tonneaux on aurait pu en faire une cinquantaine encore et alors tout le monde en aurait eu à discrétion.
Nous sommes donc dans les calmes du tropique du Capricorne [2] et nous attendons les vents alizés du SE. Depuis hier soir il s’est levé une petite brise d’Est qui nous donne bon espoir parce qu’on s’attend à la voir fraîchir et hâler le Sud. Nous voudrions couper la ligne le 15 août ; cependant personne n’a vu le calme avec trop de peine ; quand on a eu gros temps, grosse mer, du froid, beaucoup d’humidité pendant près d’un mois on voit venir quelques heures de calme avec plaisir ; cela repose et on profite de l’occasion pour laver, sécher approprier le navire. Le nôtre en avait grand besoin, il a fallu consacrer plusieurs heures de la matinée de tous les jours d’une semaine pour le décrasser un peu ; la pauvre Sibylle avait aussi besoin de se reposer, elle a été joliment secouée. Tous ses habitants se portent bien, ils sont impatients d’arriver mais prennent patience parce qu’il fait bon vivre à bord.
Demain on doit commencer à préparer le travail d’arrivée ; les maîtres ont reçu l’ordre de dresser des listes des objets de matériel à remplacer ou à faire réparer dans le port. Voilà qui sent la fin ; dans une dizaine de jours nous pourrons couper la ligne et avec un peu de chance être à Brest 30 jours après. La campagne aura duré un mois et demi de plus que ne l’avait annoncé le commandant.
Hier soir un énorme requin est venu chercher à manger près du navire à 8 heures ; je n’en ai pas encore vu d’aussi gros. On a essayé de le pêcher, mais on l’a manqué et il a été continuer sa chasse un peu plus loin.
Les oiseaux des régions australes nous ont fait leurs adieux ; depuis 2 ou 3 jours on ne voit plus d’albatros ni de damiers. Nous rencontrons souvent des navires mais jusqu’ici il n’en est pas passé assez près de nous pour pouvoir communiquer.
13 août
Aujourd’hui entre onze heures et midi nous avons coupé la ligne et fait notre entrée dans l’hémisphère nord. Les vents de SE ont fait bravement leur devoir ; ils ont fraîchi dans la nuit du 6 au 7 et nous ont fait filer dix et onze nœuds pendant deux ou trois jours. Ils ont molli ensuite mais nous n’en sommes pas moins arrivés à la Ligne avec une moyenne de 7,5 nœuds, cinquante-deux jours après notre départ de Taïti. C’est une belle traversée, on peut même dire remarquable ; elle nous fait entrer en ligne avec les navires cités pour leur grande marche.
On ne charpente pas sans éclat dit-on ; c’est vrai pour nous ; on s’est aperçu aujourd’hui que notre vergue de grand perroquet était craquée ; on lui a fait faire un si rude métier qu’elle a cédé. L’avarie n’était pas encore bien grave mais il a fallu tout de même changer la vergue ; on devait craindre qu’une brise un peu forte achevât de la mettre en deux. Personne n’a paru étonné de ce qui arrivait, quand on a souqué de la toile comme nous l’avons fait, on doit s’attendre à des surprises de ce genre.
Notre bonne chance contribue à rendre tout le monde content et heureux à bord ; les passagers entrevoient la fin de leur traversée, les marins se réjouissent de revoir la France. Les manœuvres s’exécutent avec beaucoup d’ardeur et de bonne volonté ; la santé est bonne ; les malades sont en bonne voie ou au moins ne le deviennent pas plus qu’ils n’étaient. Si nous avons encore du bon temps pendant 25 jours nous pouvons arriver à Brest au bout de cet intervalle et terminer bien heureusement notre campagne. Monsieur Mottez aura fait près de trois cents jours de mer avec cinq cents hommes sans en perdre un seul ; pas un accident sérieux ne lui sera arrivé à son bord et il aura la conscience bien tranquille, car la mission sera remplie scrupuleusement. Il s’est occupé des intérêts de tous et n’a pas oublié celui de l’État ; rien n’a été gaspillé à son bord ; il y a une différence énorme entre les dépenses effectuées dans les deux campagnes. Pas un seul instant on ne l’a vu s’écarter des règles de conduite d’un honnête homme, et on ne peut lui reprocher la moindre chose en ce qui concerne notre métier et en ce qui touche aux devoirs d’un commandant de navire. Nous regretterons souvent la Sibylle, car nous ne retrouverons pas facilement un Commandant aussi digne de respect et autant aimé de tout son équipage. Je ne parle pas de confiance qu’il a su inspirer et qui est si grande que dans les circonstances les plus critiques nous n’aurions jamais perdu espoir en lui.
Je vous ai souvent parlé de sa complaisance, en voici une autre preuve ; nous avons à bord comme passagère la femme d’un officier d’infanterie ; elle a un petit enfant de dix ou onze mois. Elle couchait dans le faux pont et était forcé de mettre avec elle son bébé ; dans la même chambre est logé son mari. Comme il fait une chaleur étouffante ces pauvres gens ne pouvaient plus fermer l’œil. Le Commandant leur a offert son salon, on a dressé un lit pour la mère, et pour faire un berceau au gamin, on a mis deux fauteuils l’un vis-à-vis de l’autre, leur bras formant une cage ou le mioche est bien en sûreté. On a établi une toile tout autour, elle ferme hermétiquement la chambrette qui est aérée par un sabord.
29 août.
Nous sommes à un millier de lieues de France ; on pense beaucoup à l’arrivée et on espère qu’elle aura lieu dans vingt jours. Il y a beaucoup de paris engagés, presque tous sont destinés à fêter notre heureux retour.
Nous avons traversé les régions de calme assez facilement ; c’est entre le 5ème degré de latitude Nord et le 11ème que nous devions les trouver à l’époque où nous étions ; nous n’avons mis que deux jours à franchir cette distance. Nous avons ensuite rencontré des vents d’ouest qui nous ont menés jusqu’à la hauteur des îles du Cap Vert [3]. Il a plu quelquefois et même assez fort ; nous avons eu des accalmies mais pas de ces temps accablants semblables à ceux du mois de novembre de 1864. Nous avons peu souffert de la chaleur, il a presque toujours fait un peu frais. Bref, nous avons heureusement coupé la ligne et si notre vitesse eût été plus grande de deux nœuds nous pourrions encore nous flatter d’avoir eu une chance merveilleuse.
Nous avons rencontré beaucoup de navires faisant route pour couper la ligne et se rendre de l’un des hémisphères dans l’autre ; comme la mer était belle la frégate a battu quelques-uns de ceux qui faisaient route comme elle ; nous avons cherché à découvrir l’Isis mais personne ne l’a aperçue. Maintenant chaque fois que l’on voit un trois-mâts faisant la même route que nous et qui est à bonne distance, il est rare que quelque loustic ne fasse courir le bruit que c’est l’Isis ; on est tellement persuadé que nous avons dû la regagner que le bruit se répand très facilement.
Les vents alizés du NE ont tardé à nous prendre, et ils sont venus au-devant de nous avec peu de courtoisie ; ils ont soufflé de NNE. Nous étions dans une excellente position pour faire route avec ceux d’ENE, notre longitude étant 30° Ouest ; ils nous ont enlevé l’avantage de cette position parce qu’ils nous ont forcé à faire beaucoup de route dans le NO. Cependant ils commencent à tourner, notre route se redresse, nous allons pouvoir mettre le cap sur les Açores [4], et ce sont des îles qu’on peut considérer comme Européennes…
La navigation commence à ne plus m’intéresser beaucoup quand on file moins de six nœuds ; je ne considère plus la chose au point de vue de l’art parce que nous sommes trop près de France ; je ne désire qu’une chose arriver le plus tôt possible. Nous en sommes tous là et d’un commun accord on convient qu’une traversée qui se prolonge au-delà de soixante jours est quelque peu assommante. J’en ai entendu citer des cent vingt jours, je plains ceux qui les ont faites, ils devaient être profondément abrutis à l’arrivée.
Nous avons célébré assez peu gaiement la fête du 15 août, il plut presque toute la journée ; de sorte que quand même on aurait voulu se livrer à la joie on ne l’eût pas pu. On a donné une double ration à tout le monde, et dans la soirée on a permis de jouer ; les matelots et les passagers se sont laissé aller à leur passion pour le loto et le lendemain personne n’a eu mal aux cheveux. Les aspirants ont fêté plus bruyamment le jour du souverain de leur patrie, un peu trop peut-être les voisins n’ayant pu s’endormir que très tard.
[1] 35e parallèle sud.
[2] Le tropique du Capricorne est l’un des deux tropiques et l’un des cinq parallèles principaux indiqués sur les cartes terrestres.
[3] Le Cap-Vert, ou Cabo Verde, est un État insulaire composé d’un archipel d’îles volcaniques. Il est situé au large de la côte nord-ouest de l’Afrique. Il est réputé pour sa culture créole afro-portugaise, sa musique morna et ses nombreuses plages. La plus grande île, Santiago, abrite la capitale actuelle, Praia, et l’ancienne capitale, Cidade Velha, avec sa forteresse Fort Real de São Filipe perchée au sommet d’une falaise.
[4]Les Açores, une région autonome du Portugal, sont un archipel au milieu de l’Atlantique. Ces îles se distinguent par leurs paysages spectaculaires, leurs villages de pêcheurs, leurs pâturages verts et leurs haies d’hortensias bleus. São Miguel, la plus grande d’entre elles, comporte des caldeiras dotées de nombreux lacs et la plantation de thé Chá Gorreana. Pico possède quant à elle un sommet de 2 351 m d’altitude, le mont Pico, et des vignes abritées par des blocs de roche.