9 Octobre 1864 (suite)
Les cancrelats et les fourmis nous promettent monts et merveilles pour cette campagne ; ces aimables hôtes trouvaient ma confiture si bonne que j’ai été forcé de me dépêcher à la faire disparaître pour ne pas la leur laisser manger. Nous l’avons trouvé délicieuse, mes collègues ont beaucoup vanté la main habile qui l’avait faite. Mes pruneaux dureront plus longtemps, quand j’ai un quart de nuit à faire, j’en mets une poignée dans ma poche et je les grignote en prenant patience et en pensant au pays ; grand-père a eu une bien bonne idée en me donnant de la société pour les heures qui me paraissent les plus longues à bord ; mais je lui promets la monnaie de sa pièce ;j’ai mis deux cents francs de côté sur mes avances de campagne, j’achèterai deux caisses de Constance [1], une pour vous, l’autre pour la famille Mangel[2], je tiens à la remercier de cette manière de la conviviale hospitalité qu’elle m’a donnée à Brest. En cas de guerre, si notre frégate court des chances de tomber en des mains ennemies, nous vidons les flacons plutôt que de les laisser absorber par un méchant Kosack ou quelque Anglais; je rends mon sabre avec les bouteilles vides, j’aurai au moins la consolation de donner des regrets à nos capteurs.
Comme notre gamelle est assez florissante, je réserve mes saucissons pour plus tard ; j’aime à espérer et du reste tout porte à le croire, que notre table sera généralement mieux garnie cette fois que l’autre.
Au mouillage devant Palmas (Gde Canarie), le 16 Octobre
Contrarié par le temps et les vents, le Commandant s’est décidé à aller à Palmas et à abandonner Tenériffe ; d’autres raisons le décidèrent les provisions se trouvent ici plus abondamment qu’à Santa-Cruz ; le mouillage y est un peu meilleur (que doit être celui de Ténériffe ?!!!!!!!) et puis le Commandant préfère Palmas, chacun a ses goûts.
Bref ce matin à 2 heures et demie on apercevait la terre, au lever du soleil on découvrait la ville et vers 8 heures la brise ayant succédé au calme nous mettions en route pour le mouillage. Si la brise qui nous y conduisait eût tenu, elle nous eut pas mal ennuyé car la rade n’est pas du tout abritée du côté du SE d’où elle venait, peut-être aurions-nous été forcés d’appareiller quelques heures après notre arrivée ; heureusement elle tomba dans l’après-midi. Comme on n’a pas l’intention de prendre racine ici, le Commandant et le Commissaire se rendirent à terre aussitôt que possible pour s’arranger avec l’agent consulaire à l’effet de nous procurer de l’eau douce et des bœufs. Peu après on armait le canot-major et une autre embarcation pour porter les cuisiniers à terre ; les officiers, leurs passagers surtout, les nôtres et nous-mêmes empressés de profiter de ces occasions ; les passagers à la ration étaient tous harnachés, panachés ; en moins d’une demi-heure plus de trente personnes vinrent demander au lieutenant la permission d’aller à terre ; il était déjà occupé à faire prendre toutes les dispositions de mouillage ; il avait beaucoup à faire ; aussi malgré son bon caractère il finit par s’impatienter et envoyer promener tous les solliciteurs. Ils se hâtèrent d’en profiter et allèrent à terre avec des canots du pays.
Cette fois le débarcadère était magnifique, on put accoster les quais très facilement ; nous n’eûmes pas l’honneur d’intéresser à notre sort la population canarienne et comme l’année dernière les señoritas pensionnaires en promenade. Rien n’a changé à Palmas, j’ai parfaitement reconnu les points que j’avais remarqués lors de mon premier voyage : le poste espagnol où j’avais attrapé des puces en allant observer pour régler nos chronomètres, les rues que j’ai parcourues et le balcon sous lequel je m’étais arrêté pour entendre la musique, ma belle inconnue n’y était plus. J’en ai rencontré une autre divinement jolie, malheureusement un peu trop bronzée, elle avait un profil grec superbe, des yeux, une chevelure, une prestance à faire détourner les plus indifférents. Nous sommes restés en admiration devant elle et cela ne lui a pas paru trop désagréable.
On a fait quelques embellissements, la façade de l’église a été réparée, on a élevé plusieurs statues plus ou moins artistiques. Mais on a délaissé la construction d’une fontaine que j’ai trouvée au même cran que l’an dernier. Les côtes élevées qui environnent Palmas sont toujours sèches et stériles, on dirait qu’un fléau dévastateur les a ravagées.
Sur rade se trouvent un trois-mâts baleinier Américain du Nord et sept ou huit goélettes espagnoles. Elles sont destinées à faire le cabotage dans les Canaries ou la pêche sur les côtes de l’Afrique, on y pêche une espèce de morue que l’on sale et qui se consomme dans les îles et en Afrique. Nous profitons de notre relâche pour reprendre notre gréement, il a été tenu par un temps humide de sorte que maintenant il s’est beaucoup détendu, nos mâts décrivent des accents circonflexes à chaque coup de roulis ; nos deux jours de mouillage seront encore bien durs pour l’équipage.
17 Octobre
Nous partirons ce soir s’il y a de la brise, peut-être serons-nous au Cap à la fin de Novembre ; ne soyez pas étonnés si vous n’en avez de lettre que vers le mois de Février, car il n’y a qu’un courrier par mois et nous pourrons arriver quelques heures seulement après son départ ce qui retarde nos lettres de la durée d’un mois.
Nous travaillons beaucoup, on installe notre nouvelle vergue de hune, on embarque de l’eau des bœufs, on fait un lavage général.
Je me porte bien au physique et au moral, je souhaite que cette lettre vous trouve de même. Je vais écrire à Paul [3], comme je n’aurai peut-être pas le temps d’achever, envoyez lui de mes nouvelles ainsi qu’à Émile [4]. Adieu je vous embrasse de tout cœur, embrassez mes frères, grand-père pour moi ainsi que tous nos parents. Mes amitiés à nos amis, connaissances.
Ch. Antoine
Tachez d’avoir moins chaud que moi en ce moment.
En mer le 20 Octobre 1864,
Nous sommes partis de Palmas le 18 de ce mois après 48 heures de séjour sur rade ; la mer y était si belle qu’on ne s’y déplaisait pas ; cependant il y faisait une chaleur si suffocante que chacun fut content de respirer un air plus frais. Nous partions avec notre grand hunier installé d’après les données du Commandant ; en peu de temps on avait fait bien de l’ouvrage, l’équipage avait embarqué trente mille litres d’eau, des bœufs, raidi notre gréement et fait le changement de notre hunier.
L’Ile de Grande Canarie a une certaine étendue de sa côte qui court à peu près Nord et Sud ; nous avions quitté Palmas qui se trouve sur cette partie de la côte avec des vents d’Est, nous filions de 5 à 6 nœuds avec l’espoir de perdre la terre de vue promptement quand arrivée à la pointe sud de l’île la frégate s’arrêta et se mit à rouler comme une barrique dans une mer très tourmentée formée par la rencontre d’une houle venant de l’Est et d’une autre venant de l’Ouest. En même temps on distinguait avec une longue vue la mer balayée par une brise très fraîche de cette dernière direction. Les vents avec lesquels nous étions partis mollissaient très sensiblement à mesure que nous nous rapprochions de la partie de l’horizon où la mer était blanche d’écume ; ils finirent par tomber complètement, ceux d’Ouest les remplacèrent et se mirent tout à coup à souffler avec beaucoup de force.
Nous étions de quart M. de jonquières et moi, il avait vu la mer blanchir devant nous mais il ne s’en était pas trop préoccupé ; quand il vit la frégate partir comme une flèche il commença à diminuer la toile ; le commandant montait sur la dunette, comme il n’a pas trop confiance en notre mâture il fit ramasser tout ce qu’il put et on fit le plus vite possible ; j’étais devant, les commandements arrivaient coup sur coup, en une demi-heure on serra le cacatois, le perroquet, le grand foc et on prit deux ris au hunier. La première bouffée passée la brise mollit un peu, la mer n’était plus mauvaise depuis que nous avions quitté les parages où les deux houles se rencontraient ; on remit un peu de toile et depuis notre navigation a repris son calme, nous avons pris aujourd’hui les vents alizés de NE nous avons eu une journée délicieuse ; toute notre voilure est au vent, la mer est belle, le ciel dégagé et une jolie brise vient nous rafraîchir. Un malin disait hier qu’on respire sur notre pont une douce odeur des champs ; comme nous n’avons pas de place dans la batterie on a été obligé de mettre les bœufs sur le pont, ces messieurs sont sur l’arrière et répandent des parfums très agrestes. Les moutons courent en liberté dans la batterie, les cochons grognent sous la chaloupe, les oies crient toute la nuit et toute la journée, les chiens (et nous en avons quatre) aboient souvent et font partout, notre barque est une vraie ménagerie ; toutes ces bêtes sont dans un triste état de santé, les unes ont le mal de mer d’autres souffrent de la soif, les volailles sont entassées dans des cages étroites et meurent de faim, dès qu’elles ont reçu une averse leurs plumes se mouillent et comme elles n’ont pas de sable ou de terre pour s’y rouler et s’y sécher elles semblent toujours sortir du sein des ondes, il y en a qui perdent leurs plumes, d’autres meurent et quelques fois on ne s’en aperçoit que huit jours après leur décès. Nous avons d’autres compagnons de route qui seraient à bon droit jaloux du sort des pigeons de grand-père, on leur donne à manger une pauvre poignée de graines pour trente ou quarante, ils se cassent les ailes en faisant tous leurs efforts pour atteindre l’auge de leur cage et passent leur temps à crier comme des affamés ou de pauvres souffrants. Les cochons seuls prospèrent à vue d’œil, ces messieurs sont heureux comme des sénateurs dans leurs fauteuils et n’en font pas plus que ces derniers pour gagner une abondante pitance qu’ils dévorent gloutonnement.
Si je vous donne tous ces détails, c’est que depuis peu j’ai l’occasion de m’occuper beaucoup de ces bestiaux ; le 15 j’ai pris la charge de chef de gamelle pour un mois ; c’est moi qui règle notre ordinaire et qui suis chargé de satisfaire à de bons appétits. J’ai trouvé en magasin une quantité notable de provisions faites à Brest, je pense contenter tout le monde tout en dépensant sagement et prudemment pendant ma gestion.
[1] C’est le plus ancien domaine viticole en Afrique du Sud et provincial. Il est dans la banlieue de Constantia au Cap, en Afrique du Sud. « Groot » en afrikaans néerlandais et traduit par «grand» en anglais.
[2] Emmanuel Mangel-du-Mesnil avait été mandaté par l’État-major de Napoléon III pour aller photographier les installations militaires de l’Ouest de la France. Il habitait en famille à Brest. Il fut, alors, sollicité par les élèves officier du Borda qui lui demandèrent des portraits dont la photo de Charles Antoine que vous aviez vue sur le document du précédent voyage.
[3] Paul Antoine (1839-1870) alors major. Il fut tué devant Metz en 1870 il était à ce moment Lieutenant au 32ème d’Infanterie.
[4] Émile Antoine, ne s’est installé en « pater familias » qu’en 1874.
Intro au 2e voyage de Ch. Antoine 1er extrait du 2e voyage L’officier des montres
Damned Frenchie ! You are each as bad as the other !
Don’t you think so, Mister Kosack ?
Je rends hommage à mon arrière grand-père qui à 21 ans préfère boire tout son vin plutôt que le laisser « absorber par un méchant Kosack ou quelques Anglais » !