L’échantillonnage des poissons – par Loïc Antoine

Al Muktashef en pêche – par Loïc Antoine

Que faire quand le bateau est en panne, ou que l’appareillage est compromis pour une raison qu’on ne connaît pas, comme lorsque l’équipage avait éliminé la batterie de cuisine parce que du porc et de la vodka l’avaient rendue impure ?

En bons halieutes, même débutants, Jean-François et moi avions le projet de nous rendre dans les points de débarquement de la pêche le long de la côte, de part et d’autre de Tripoli, à la recherche de statistiques de pêche et éventuellement pour procéder à quelques échantillonnages au débarquement. Notre naïveté nous faisait croire que le fait d’arriver à lire en arabe le nom des principaux poissons et de savoir lire les chiffres « arabes »(1) nous autorisait une telle entreprise. Nous pensions aussi nous faire accompagner d’un collègue libyen, c’était encore rêver là aussi.

Un beau matin, emplis de la confiance que nous donne notre relative inexpérience, nous exposons notre projet aux responsables du Service de la pêche. La réaction est immédiate : quelle idée saugrenue de vouloir aller chercher à terre, et chez les pêcheurs, ce que nous sommes payés pour trouver en mer, avec un navire scientifique et du matériel de pêche que l’État libyen met à notre disposition ? Pour un peu, cela passerait pour une fantaisie touristique, voire de l’incompétence.

Nous nous armons de patience et expliquons que les statistiques de débarquement et l’échantillonnage des espèces débarquées sont un complément utile à l’évaluation directe telle que nous la pratiquons (ou essayons de la pratiquer) à bord du Al Muktashef. Nos explications sont sans doute assez claires et notre pédagogie efficace, car l’accord nous est finalement donné pour une tournée côtière entre les campagnes du Al Muktashef. Nous demandons qu’un ou plusieurs scientifiques libyens nous accompagnent, au titre de leur formation et comme interprètes. Mais c’est trop demander, car pas plus que d’embarquer plusieurs jours d’affilée sur notre chalutier scientifique, la perspective d’une journée d’été ou deux en voiture non climatisée pour relever des écrits et mesurer des poissons n’attirent nos collègues Libyens. Quant à Shérif, notre collègue Égyptien, il nous fait comprendre qu’il n’est pas payé (fort peu d’ailleurs) pour faire plus que son métier de benthologue embarqué, et on le comprend bien !

La prétention d’entreprendre une telle tournée nous venait, comme je l’ai dit, d’avoir appris à lire et à prononcer le nom de quelques poissons. Ainsi, le mulet se dit bourri et s’écrit en arabe وري @ ب , ou encore le requin chien de mer se dit kelb el bahr ce qui veut bien dire « chien de mer », et s’écrit كلب البحر ; le rouget trigli et s’écrit تريلي . Pour ce qui concerne les chiffres, il suffit de se rappeler que ٥ n ‘est pas un zéro mais un 5, que le ٦ ressemble fort à un 7 mais c’est un 6, et que le zéro est un point (« . »). pour le reste, quelques mots d’italien, l’héritage colonial de la Libye et qu’on avait appris sur le tas, et quelques mots d’anglais devraient faire l’affaire, en plus de notre prétendu vocabulaire halieutico-arabe.

Avec les meilleures intentions du monde et de la Tripolitaine réunis, et gonflés de l’enthousiasme du débutant, nous prenons nos calepins, nos crayons, une règle à poisson, et sautons avant le lever du jour dans notre Renault 6 pour prendre la direction de Misrata, ville devenue tristement célèbre près de quarante ans plus tard lors de la guerre en 2011. Nous avions repéré sur la carte et avec l’aide de nos collègues Libyens quelques points qui devaient être selon eux des lieux de débarquement de poisson, mais qu’ils n’avaient jamais visités. Notre intention était d’aller au moins jusqu’à Al Khums, où il y avait paraît-il un port de pêche.

La route est belle, les infrastructures routières sont bien entretenues dans la Libye des années 1970 et c’est sans problème que nous arrivons en bordure de mer, non loin du fameux site romain de Leptis Magna. Nous commençons par chercher ce que peut être le port de pêche de Al Khums, car nous ne connaissions que le point de débarquement proche du bâtiment hébergeant notre laboratoire à Tripoli, et nous n’y avions vu que quelques felouques accoster de temps en temps en fin de journée, et plus rarement encore des chalutiers italiens venus ravitailler, on se demande bien en quoi d’ailleurs, si ce n’est en gazole, l’un des seuls produits locaux en abondance et bon marché. À Al Khums, rien n’indique une quelconque activité de pêche, tout au moins sur l’eau. En revanche, nous découvrons ce qui ressemble bien à une madrague (2) démontée et stockée à terre : le filet, les ancres et les pieux, les chaloupes sur leur tins et couvertes d’une bâche, bref tout ce qu’il faut pour pêcher le thon rouge depuis la côte, de la manière la plus ancienne qui soit et répandue partout en Méditerranée depuis l’antiquité.

Cette découverte nous excite au plus haut point, car nous avons l’un et l’autre une expérience thônière assez fraîchement acquise, Jean-François dans le Pacifique et moi dans le golfe de Gascogne. Nous essayons, dans un sabir italo-anglais, de nous renseigner sur ce matériel auprès de quelques-uns des hommes qui sont là pour semble-t-il le surveiller. Ils nous font comprendre que l’information nous sera donnée en ville, dans ce qui doit être la mairie. Il suffira de demander Ahmed.

La bâtisse est facile à trouver grâce au drapeau libyen qui orne sa façade. C’est une belle construction de l’époque italienne, avec son entrée sous une galerie ombragée qui donne une sensation de fraîcheur en ce mois de mai 1974, où la chaleur est montée dès le lever du soleil. Nous entrons et saluons le gardien, fiers de notre vocabulaire (salam oualeykoum, saba elkher, kif alek), nous donnons notre fonction « d’experts des pêches », et le gardien nous propose tout de suite de partager le thé qu’il venait de se préparer. Nous acceptons bien volontiers, car nous savons, depuis dix mois que nous sommes là, que prendre son temps est une qualité comportementale qui nous manquait cruellement à notre arrivée. Le thé est bon, sucré, à la menthe, cet homme est un sage.

Nous demandons finalement à voir Ahmed : c’est moi, nous dit le gardien. Même si le prénom est très répandu, nous comprenons que c’est bien l’homme qui connaît la pêche, celui qu’on nous a dit de consulter près de la madrague. Il est tout à la fois gardien, « statisticien », spécialiste de la pêche à la mairie. En fait c’est un ancien pêcheur, que la reconversion a conduit à une fonction un peu floue mais au statut envié de fonctionnaire.

Ahmed nous conduit dans un bureau au premier étage et nous montre fièrement une pile de cahiers qu’il nous décrit comme étant les résultats de la pêche dans le secteur de Al Khums. Sur le premier cahier de la pile il est écrit ١٩٧٣ au crayon violet. Nous pressentons la mine de données : ce sont probablement les statistiques de pêche de l’année 1973 pour Al Khums ! Mais notre enthousiasme retombe vite quand nous ouvrons le cahier : des listes et des colonnes indéchiffrables pour nous.

Grands naïfs que nous étions ! Impossible de retrouver les noms de poissons que nous savions lire, il y en a trop. Ils sont écrits à la main, ce qui rend, prétextons nous, la lecture difficile. On pose une question à Ahmed :

– où se trouve la ligne trigli ? Il nous la montre.

– Ce n’est pourtant pas trigli qui est écrit ?

– Mais c’est comme ça qu’on appelle ce poisson à Al Khoms !

– Et que veut dire le nombre ٤٥٦٨ qui suit ? Ce sont des kilos ?

– Je ne crois pas, ce sont peut-être des paniers.

– Quatre mille cinq cent et quelques paniers, ça semble beaucoup pour si peu de bateaux, nous n’en avons pas vu un seul à la côte… combien pèse un panier ?

– Ça dépend des poissons…

Nous sommes perplexes. Ce ne peut pas être non plus le nombre de poissons, les compter un par un serait un luxe statistique… Finalement Ahmed nous dit que ce doit être des kilos, et la somme annuelle des débarquements de trigli. Mais pour d’autres espèces, ce sont des paniers, ou encore des unités pour les gros poissons tels que les thons. Ainsi nous avons une clé de lecture, mais nous sommes bien incapables de faire un relevé sur nos propres calepins. Faire une copie serait l’idéal, mais n’y a pas de photocopieur, ce n’est ni l’époque ni le lieu (3). C’est une déception, nos ambitions statistiques sont douchées, Ahmed le voit bien sur notre figure. Pour nous remonter le moral, il nous propose de partager son déjeuner, comme il l’avait déjà fait pour le thé. Cet homme est décidément charmant, à l’image de la plupart de ceux que nous connaissons en Libye.

Nous passons « à table », c’est-à-dire assis par terre sur un coussin, et la femme d’Ahmed nous apporte à chacun un plateau garni d’un bon repas à base de mouton et de petites pâtes remplaçant la graine de couscous, comme Khalifa nous en fait souvent à bord du Al Muktashef. L’absence de couverts ne nous surprend pas car nous connaissons les coutumes : il faut manger à la main. Je dois simplement prévenir que je suis lefthand, gaucher, et j’ai donc une dérogation pour prendre la nourriture de la main gauche, tout au moins en Libye (4) !

Nous profitons du repas pour interviewer Ahmed sur la présence de ce que nous pensons être une madrague démontée à terre, dans l’anse où nous l’avons vue. Il nous confirme que c’est bien une madrague, et qu’elle est là depuis plusieurs années faute d’équipage. Il ne l’a jamais vu déployée, en fonction de pêche. Il faut dire qu’un équipage de madrague mobilise beaucoup de monde (plusieurs dizaines de personnes) et que les marins sont devenus rares dans ce pays, faiblement peuplé de bédouins et d’éleveurs nomades. Mis à part l’accueil chaleureux d’Ahmed, nous sommes déçus de notre tournée, que nous pensions démonstrative de la science halieutique, science dans laquelle, de fait, nous débutions.

Peut-être trouverons-nous mieux en poursuivant notre tournée à l’est vers le golfe de Syrte, demandons-nous à notre hôte. Avec un sourire, il nous montre le ciel : une couleur jaunâtre commence à teinter le sud, vers le désert, un vent chaud et sec se fait sentir. « Le ghibli se lève, vous devriez reprendre la route vers Tripoli », nous fait comprendre Ahmed, décidément de bon conseil. Le ghibli est un événement climatique redouté et une rude épreuve de conduite sur route, car ce vent de sable obscurcit le ciel au point qu’il faut rouler en code en plein jour. Le sable crisse sous les dents, le sable pulvérulent entre par les conduits de ventilation de la voiture même toutes les vitres fermées. La chaleur devient insupportable, nous rentrons à Tripoli sans ouvrir la bouche, tant par la déception que nous cause cette médiocre tournée que par souci de ne pas laisser le sable y entrer.

Le lendemain matin, au service de la pêche, nous sommes restés très discrets sur le résultat de notre tournée, le ghibli fut un très bon prétexte pour masquer un peu ce qu’il fallait bien appeler un échec.

Nous avons finalement repris cette route un vendredi (jour non travaillé en pays musulman) pour visiter en famille le magnifique site romain de Leptis Magna. Mais nos prétentions d’enquêteurs étaient définitivement douchées !

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(1) En réalité l’Arabe écrit utilise les chiffres dits indiens.
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Madrague
(3) En 1975 à Brest il n’y avait qu’un seul photocopieur au CNEXO pour trois départements de recherche !
(4) Ce qui me servira plus tard, en Egypte puis en Erythrée.

 

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2 réponses à L’échantillonnage des poissons – par Loïc Antoine

  1. Loïc Antoine dit :

    Bon thé à la menthe !
    C’est une fois retraité qu’on mesure la bien faible capacité d’expertise d’un jeune « scientifique » de 24 ans… On a honte a posteriori d’avoir eu cette prétention !

  2. agm dit :

    Anecdote édifiante qui montre que le métier de scientifique n’est pas une sinécure.
    Les échantillonnages et enquêtes sont toujours délicats à élaborer. Il faut dire qu’ici, c’est le pompon : déchiffrer des archives en arabe avec des noms de poissons locaux et des unités imprécises et variables en fonction de la taille du poisson (et sans doute de l’âge du capitaine), cela relève de l’utopie.
    Par contre, lire cela à l’écran, bien calée dans mon fauteuil, me donne envie d’un thé sucré à la menthe.

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