Marseille – Tripoli sur le Al Muktashef
par Loïc Antoine
Nous avons passé l’île Pomègues, et le pilote nous quitte. C’est le même pilote qu’à notre arrivée, et il nous souhaite bon courage à nous Français, car il reste étonné de ce qui lui paraît une aventure insensée de notre part.
Il fait grand beau temps en ce début mars 1974. Tout le monde à bord est content, car le bateau a pris un coup de jeune : ça sent la peinture, le radar fonctionne, la radio aussi, la vitesse s’est accrue d’un bon nœud, tout ça grâce au travail efficace de la SPAT. Seule ombre au tableau d’un appareillage presque parfait : le boucher juif n’a pas été en mesure de livrer « Al Bahit » et « Al Muktashef » en viande casher-hallal au-delà des quelques jours. Nos équipages ont dû finalement accepter le certificat du shipchandler, mais seulement pour du poulet, allez savoir pourquoi. Nos cuisiniers ont donc embarqué du poulet pour 15 jours, durée prévue de notre retour avec reprise des stations… Heureusement, nous sommes à bord du Muktashef et la pêche nous fournira de quoi varier les menus, ce qui ne sera pas le cas de nos amis du Al Bahit, condamnés au poulet midi et soir jusqu’à destination finale !
Nous faisons route, cette fois par l’ouest de la Corse vers les bouches de Bonifacio, car la rénovation subie à Marseille a redonné confiance à nos capitaines et ils ont décidé de prendre au plus court cette fois. Nous continuerons à naviguer de conserve jusqu’à la reprise de nos stations au nord de Tripoli.
Jean-François et moi sommes très contents de nous car nous avons pu discrètement acheter chacun trois bouteilles de whisky hors taxe au shipchandler, et l’équipage n’a rien vu. Il faut maintenant cacher ce liquide sacrilège dans nos cabines, de manière à pouvoir débarquer les bouteilles discrètement et une par une à chaque retour de campagne au port de pêche de Trabulus.
Nous inspectons nos cabines respectives, car nous avons chacun une cabine, ce qui est un luxe sur ce petit bateau. En toquant sur le lambris des cloisons, nous pensons pouvoir en démonter une dans chaque cabine, cacher les bouteilles et remonter la cloison, ni vu ni connu. On entreprend donc le démontage d’une planche de lambris, pour commencer, dans la cabine de Jean-François. Surprise : du papier journal polonais double l’intérieur de la cloison… nous ôtons le papier journal et découvrons deux bouteilles de whisky pur malt elles-mêmes enveloppées dans du papier journal polonais et datant de 1969… une autre planche démontée, une nouvelle découverte du même tonneau. En tout, 15 bouteilles de pur malt étaient planquées dans la double cloison côté coursive de la cabine de Jean-François. Nous faisons la même découverte dans la mienne, ce qui nous met à la tête d’une trentaine de bouteilles du meilleur whisky.
L’explication de ce miracle est facile au vu de l’emballage des flacons : le whisky a été caché là lors de la livraison du navire à la Libye et du voyage de Gdansk à Tripoli en 1969, la date des feuilles du papier journal faisant foi. Pourquoi y est-il resté pendant 5 ans ? Pourquoi nos officiers polonais n’étaient-ils pas au courant ? Mystère, mais peu nous importe, nous en profiterons ! Nous cachons nos propres bouteilles parmi celles que nous avons découvertes (il restait un peu de place) et remontons les cloisons, en riant encore de notre découverte.
Grâce au beau temps, à la vitesse accrue et la bonne humeur de nos capitaines, nous faisons route jour et nuit et arrivons vite en position pour notre premier trait de chalut au large de Misrata. A table, le poisson remplace enfin le poulet. Encore quelques jours de travail et nous rentrons à Tripoli, trop contents d’achever calmement cette équipée trans-méditerranéenne qui n’avait pas trop bien commencé. Lors du débarquement, nous cachons chacun une bouteille dans notre sac, espérant que le contrôle policier de sortie du port sera comme d’habitude, c’est-à-dire réduit à un grand geste du bras au chauffeur du Land-Rover gouvernemental qui nous transporte, pour lui dire de passer.
Une dizaine de jours plus tard, nous embarquons pour une nouvelle « croisière Kadhafi » comme nous disions entre nous. Tout content de contempler le trésor, je démonte une planche du lambris de ma cabine… pour constater le vide. Toutes les bouteilles ont disparu. Au juron qui explose dans la cabine voisine, je comprends que Jean-François découvre la même chose que moi. Plus rien, et par-dessus le marché une blague pour bien nous faire comprendre : il y a dans l’espace vidé de son butin une boîte de conserve de compote de pomme.
Si l’alcool est interdit en Libye, son trafic existe bel et bien, on s’en doute, et les bouteilles, les polonaises comme les nôtres, que nous destinions toutes à notre consommation personnelle, ont dû faire la fortune de ceux qui les ont soustraites à notre convoitise !
Réjouissante anecdote. Difficile pour vous de mener une enquête sans vous dénoncer vous mêmes !
Mais peut-être avez-vous échappé à un contrôle de douane qui vous aurait mené dans les geôles lybiennes ☺
Oui, pour rien au monde j’aurais goûté aux geoles de Muammar, déjà tristement connues à l’époque !