Le bâtiment qui tient lieu de service de la pêche se trouve dans le port de Tripoli, sur un terre-plein qui se termine par un quai où accostent des barques de pêche (les felouques), et quelques rares chalutiers italiens. Il y a un rez-de-chaussée où se trouvent les bureaux, un secrétariat, le laboratoire sommaire, les toilettes (sans papier !). Il y a aussi un étage, mais il est inoccupé car inachevé, pour une raison bien simple : il n’y a pas d’escalier pour y accéder. Depuis notre arrivée en Libye (1), un marteau pilon enfonce des pieux toute la journée dans la vasière au bout du terre-plein : c’est là que devrait se situer l’escalier, qui prolongera le bâtiment en venant s’y accoler sur le côté mer. Cette curieuse conception de l’architecture et de sa réalisation nous avait bien étonnés en juillet 1973 lors de notre arrivée, mais à la fin de l’année, nous en avions suffisamment vu et vécu pour prendre comme une routine sonore et vibratoire (boum-pschitt-boum-pschitt) le martèlement régulier de la machine à enfoncer les pieux.
Un beau jour le bruit cessa, les bétonnières s’activèrent, l’esplanade fut étendue, les échafaudages furent montés, l’escalier sortit de terre comme prévu dans le prolongement de la bâtisse et l’accès à l’étage fut rendu possible. Mais les habitudes étaient prises et personne, ni le personnel libyen ni l’équipe française ne se précipitèrent dans les nouveaux locaux de l’étage. Nous nous satisfaisions tous de ce rez-de-chaussée, somme toute relativement confortable même si la climatisation était capricieuse et les toilettes régulièrement inondées par un robinet laissé ouvert (celui qui remplace le papier). Après tout, rien ne prouvait qu’à l’étage ce serait mieux… et il n’y aurait pas plus de papier dans les toilettes du haut qu’au rez-de-chaussée.
Au début, la pièce rapportée de l’escalier était parfaitement jointive avec le mur ouest du service de la pêche. L’alignement était impeccable, et un crépi avait été posé de manière à lisser la jonction entre les deux constructions. Mais au fil des jours on vit apparaître une petite fissure, qu’on mit d’abord sur le compte du séchage trop rapide du béton et du crépi. Tout les matins en arrivant au laboratoire, on avait pris l’habitude de regarder cette fissure, et force était de constater qu’elle s’agrandissait. L’impression était encore plus vive après une semaine de mer, et nous en arrivions tous à la conclusion que l’escalier s’écartait petit à petit du bâtiment principal. La plate-forme était-elle bien stabilisée ? L’énergie dépensée pour enfoncer tous ces pieux avait-elle été suffisante ? Pas assez de pieux ? Trop de vase ? On spéculait ferme sur les causes de cet écart et de sa progression, mais on était unanimement et définitivement installés au rez-de-chaussée. Nos collègues Libyens avaient bien essayé d’alerter ce qu’on appelle les autorités compétentes, mais rien n’y faisait. Fort heureusement et par retour d’inertie, aucune contrainte n’était exercée par ces mêmes autorités pour qu’on occupe l’étage.
La vie continuait, la fissure aussi, et on mesurait régulièrement sa progression. De l’introduction d’un ongle, on passa à l’index, de l’index au pouce, bientôt au poing ! On en était là quand un jour normal où nous étions au laboratoire, et pendant que nous étions, Shérif, Ali le biologiste Libyen et moi, en train de discuter sur le nombre de stries visibles à la binoculaire sur un otolithe de merlu, un grondement se fit entendre pendant une vingtaine de secondes, accompagné d’un tremblement qui faisait vibrer les fioles et piluliers sur les paillasses et les étagères. La réaction fut unanime : « l’escalier s’écroule ! » Nous sortîmes tous dehors (c’était rapide, car nous n’avions pas d’escalier à descendre), autant par précaution que par curiosité : on s’attendait à voir l’escalier chaviré dans le port, ou effondré et réduit à un tas de parpaings et de verre brisés, mais il n’en fut rien : l’escalier et sa fissure étaient toujours en place. Il fallait se rendre à l’évidence : c’était probablement un tremblement de terre. La radio confirma rapidement le fait, et nos collègues nous traduisirent les informations sur ce léger séisme qui ne provoqua aucun dégât à Tripoli ni dans les environs. Au Shati El Andalous où nous résidions, à 10 km à l’ouest de Tripoli, Élisabeth avait ressenti ce tremblement de terre alors qu’elle buvait son café sur la terrasse de notre bungalow : la surface du café avait oscillé comme sur un coup de houle en mer, mais sans déborder.
La force de ce séisme avait été bien modérée, mais le paradoxe fut que la fissure ne progressa plus, l’escalier était semble-il définitivement stabilisé, inch Allah, tout au moins jusqu’à notre départ définitif un an plus tard.
C’est toujours avec intérêt que je lis ces souvenirs de missions méditerranéennes, Loïc !
Tes croquis ont aussi valeur de mémoire pour cette région et ce pays qui ont subi maints bouleversements depuis.
Merci Anne-Geneviève. Les ravages de la guerre ont rendu ce pays invivable, même si son dictateur était une grande crapule doublé d’un tortionnaire ! A l’époque où nous y étions, Tripoli était plus propre que ma ville natale, Marseille…