Les vieux livres de géographie distinguent Tripoli d’Afrique, en Libye, de Tripoli d’Asie, au Liban. On ne fait plus cette distinction, c’est dommage, on apprenait ainsi qu’il y avait deux villes du même nom, en deux régions différentes !
Tripoli, Trabulus, طرابلس en arabe. Une profonde désorientation quand le jeune homme que j’étais débarqua dans la capitale libyenne : Kadhafi avait tout arabisé. Dès l’aéroport, aucune indication en anglais (pourtant requise dans un aéroport dit « international »). Sur la route, pas un seul panneau autrement écrit qu’en arabe, lettres et chiffres. Car même si nous utilisons les chiffres dits « arabes », l’arabe utilise les chiffres dits « indiens » où le 7 est un 6, le zéro un cinq, le point un zéro…on apprend vite à lire l’arabe quand Renault, Berliet, Bata, Coca Cola, Pepsi Cola, Sprite, etc. sont écrits exclusivement dans la langue du Coran.
Tripoli de ces années 1970 est impeccablement propre, mille fois plus propre que le Marseille de mon enfance (et c’était disait-on de la Cité Phocéenne la plus grande ville d’Afrique du Nord). C’est que Mouammar Kadhafi ne tolère pas un seul papier gras. On dit qu’il patrouille incognito (ça parait peu probable connaissant depuis lors le personnage) pour s’assurer du respect de ses ordres.
Il y a sur la place des Martyrs au carrefour des grandes rues près du front de mer, un policier souvent en poste à la circulation. On le surnomme « Amidon » tellement son impeccable uniforme blanc semble rigidifié par l’amidon dont il l’aurait paré. Même par 45°C à l’ombre en plein mois d’août, il ne quitte pas sa veste qui ressemble à une carapace de tortue, blanche de surcroit. Ses gestes sont réglés comme dans un ballet. La légende veut que Kadhafi soi-même lui aurait donné l’accolade pour le féliciter de sa tenue et de sa prestance ! Depuis cette embrassade du Raïs, Amidon met un point d’honneur à ne porter que cet uniforme blanc et empesé, alors que ses collègues s’accordent plutôt le bleu-ciel et la chemisette, d’ailleurs plus réglementaire …
On voit se promener aussi bien des jeunes filles en uniforme scolaire que des femmes voilées sans ostentation. Ce n’est pas le voile intégral, même s’il y a souvent des « fantômes », comme nous les appelons, c’est dire des voiles entièrement blancs qui ne laissent qu’un œil libre, qui se promènent dans la rue et font leurs emplettes dans les magasins. Mais les rares européennes peuvent s’habiller « à l’européenne », c’est-à-dire en jupe (jusque sous le genou tout de même) voire en pantalon, sans pour autant se faire arrêter ni même siffler, comme ce serait le cas à Marseille, ou Paris.
Les affiches permanentes sont, on l’a vu, en arabe, mais il arrive qu’une affiche de cinéma soit en anglais, en italien ou en français, selon le film. Un soir, nous vîmes pour un film dont on a oublié le nom, une affiche représentant une femme aux jambes nues, ce qui nous surprit au plus haut point, car Axel a raconté comment la censure caviardait la nudité, y compris celle des genoux de Sylvie Vartan dans une interview à Paris-Match. Le soir, de retour au Shati-el Andalous, où nous logions, nous en faisions des gorges chaudes : ouah, la censure de Kadhafi a laissé passer des guiboles féminines dans toute la ville !
Le lendemain avant 7h sur le trajet du Shati au laboratoire et dans toute la ville, la femme aux jambes nues avait été vêtue d’un collant noir. On imagine les censeurs avec leur échelle, leur pot d’encre noire et leur pinceau, passer toute la nuit d’une affiche à l’autre (il y en avait dans toutes les rues) pour cacher cette abomination. Mais au petit matin le bon ordre était rétabli, nous étions sauvés de la luxure et de la débauche, alhamdulillah.