Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 25

Après un mois de navigation parfois très perturbée, la Sibylle arrive à Tahiti ou sera célébré le passage à la nouvelle année. Entre temps, Charles-Antoine tente d’expliquer le décalage horaire à ses lecteurs.

19 décembre 1863

Depuis notre départ de France, nous n’avons pas été contrariés autant que nous venons de l’être plusieurs jours, calme, grosse mer, gros temps, pluie tout cela a fait un agréable mélange dont le résultat final a été d’allonger un peu la traversée. Triste chose pour ceux qui sont en mer que la pluie, il faut peu de temps pour mouiller les effets qu’on met ordinairement, on ne sait où les faire sécher ni quoi se mettre sur le dos, tout est humide, la batterie a ses sabords fermés et fait un peu d’eau tout de même, quant au faux pont je n’en parle pas, celui de la Sibylle n’a jamais été un séjour bien gai, il devient inhabitable. Mais dès que l’ami soleil montre son nez à la grande lucarne, il vient remettre la joie au cœur, on sèche tout et partout. Il vient de se découvrir, depuis trois jours on ne l’a pas vu, sauf à de rares instants, encore était-il embrumé. Du reste on avait besoin de lui, nous approchons de l’archipel Toubouai, il est voisin de Taïti et il est bon d’avoir la position bien déterminée en approchant des terres…

Sur la carte vous verrez deux 5 décembre, nous avons retranché un jour de notre date lorsque nous avons doublé le 180° de longitude ; depuis que nous avons franchi le méridien de Paris nous avons toujours couru dans l’Est, de sorte que nous avons tous les jours avancé notre montre de quelques minutes selon la rapidité de notre marche, au 180° nous avions douze heures d’avance sur Paris, en continuant et faisant tous les jours la même opération nous serions arrivés en France avec 24 heures d’avance sur Paris. Nous avons donc retranché un jour à la date, ce qui nous fera arriver en comptant le temps comme tous les bons Français ; seulement nous sommes en retard de douze heures sur vous et c’est très logique puisque maintenant Paris est à l’Est de nous tandis qu’avant le 180° c’était le contraire. Il y en a qui pourraient croire que nous avons vécu un jour de plus que vous autres ; non, la manière de compter le temps peut varier, l’intervalle est le même pour tous. Si vous ne comprenez pas, ne vous donnez pas la migraine à chercher ; surtout que ça ne vous coupe pas l’appétit. Il ne manque pas au poste et c’est peut-être un malheur, car quand on double le cap Fayol et qu’on y reçoit de dures rafales il voudrait peut-être mieux n’avoir pas bien faim. Mais, ô bonheur ! Comme dit le poète, nous avons une compensation et fort ample, un de nos passagers a embarqué une boîte à musique, comme qui dirait une serinette marchant par un ressort, quand on a encore faim ou du moins quand un gourmand n’est pas rassasié on sort la boîte sur un plat et on se paie un air de musique, voire même deux, après cela on n’a plus faim. C’est encore le meilleur moyen d’accepter notre misère, il faut en rire ; du reste par cap Fayol on entend quelque fois un pays pas trop malsain, on y trouve de la choucroute, du lard, des pois, du fromage, du riz de sorte qu’en faisant des combinaisons plus ou moins variées on arrive à composer des repas tels qu’un gourmet n’en mange pas souvent (parce qu’il n’en voudrait jamais).

 

29 décembre 1863

Non sans peine nous sommes arrivés en vue de Taïti samedi soir 26, le lendemain nous étions à quelques milles de Papeete au lever du soleil, le calme nous prit, nous commençâmes à dériver jusqu’à dix heures ; enfin la brise se leva à 3 heures nous étions à l’entrée de la passe ; c’est une coupure dans le récif de coraux qui entoure l’île. Nous allions droit dans la passe, tout d’un coup les vents changent, nos voiles masquent, nous voilà forcés de reprendre le large, nous y tirons un petit bord et nous revenons faire un nouvel essai, nos succès furent couronnés d’effort ! Sur son aire la Sibylle alla mouiller dans une charmante petite baie parfaitement abritée. Nous sommes assez près de terre, tout ici a un bel aspect, le mouillage est au pied de hautes collines couvertes de verdure et très accidentées, les environs sont plantés de cocotiers et bananiers ; la campagne est très jolie, hier je suis allé avec monsieur Pottier faire une longue promenade ; nous avons marché sur une route abritée par des orangers et des gouïaviers, tantôt longeant la mer, tantôt à quelque distance de la plage [1] abritée par des collines à pic ; de distance en distance on trouve un ruisseau d’eau bien fraîche et délicieuse, voilà une rencontre qu’on apprend à apprécier quand on navigue et qu’on en est réduit à boire de l’eau à moitié chaude et pas toujours très claire. Les Taïtiens sont de fort braves gens, tous ceux qu’on rencontre vous saluent, ils ont l’air fort doux et très hospitaliers, ils ne sont pas laids comme les Calédoniens [2], comme ces derniers ce sont des gars bien taillés ; ils logent dans des cases en bambou proprement faites et bien tenues. Les Taïtiennes sont coquettes et il y en a qui malgré leur teint plus que cuivré, sont assez jolies dans leur genre ; elles ont des cheveux magnifiques et ont conservé l’habitude de mettre des fleurs et des couronnes sur leur tête, elles se parfument avec une fleur très odoriférante appelée monoï (sic) et elles sentent fort bon.

Nous sommes allés jusqu’au village de Punavia où a été livré un des combats qui nous a assuré la possession effective de l’île, vous savez que nous ne sommes ici que comme protecteurs du royaume de Pomaré, la vérité est que la colonie est à nous. Le village est près d’une rivière qui devient un fleuve lors de la saison des grandes pluies, nous y avons pris un bain qui m’a rappelé ceux que l’on prend dans la Meurthe. En sortant du bain, nous avons dîné, c’est bien facile à faire, on n’a qu’à cueillir des gouïaves, on choisit les plus mûres et on les mange, nous avions une galette de biscuit dans notre poche, quant au liquide, nous n’avions qu’à nous baisser pour en prendre, l’eau de la rivière était très potable. Toute la côte est bordée de plantations plus ou moins vastes appartenant soit à des européens, soit à des Taïtiens ; on y voit généralement des bananiers, des canes à sucre, des ignames, des cocotiers, des manguiers, des orangers, des citronniers et quelques autres plantes ou arbres dont le nom m’échappent ou me sont inconnus. Nous n’avons pas vu de légumes européens, on ne cultive pas non plus dans l’île les arbres fruitiers de l’ancien monde à moins que dans les jardins des Français établis à Papeete.

Nous avons dévergué nos voiles et on les a mises en soute, tous les manœuvres (cordes) servant à les manœuvrer et non indispensables pour tenir les mâts et les vergues sont dépassées et dans la cale, voilà qui annonce une toute petite relâche. Le commissaire impérial près la Reine (titre officiel du gouverneur) a fait à notre arrivée une démonstration qui laisse assez voir ses intentions au sujet de ses relations avec notre commandant ; quand la frégate a été signalée, il a fait allumer les feux du Latouche-Tréville, aviso de la station locale et il est parti pour les îles Pomotu qui, comme vous ne le savez pas, sont aussi sous notre protectorat ; il ne reviendra que dans les premiers jours de janvier. Mais le père Pouget [3] n’en est pas moins décidé à rester ici jusqu’au 23 janvier ; on dit que nous danserons et que nous serons fêtés à terre grâce à notre musique qu’on demande déjà à Papeete, ils n’ont pas la moindre serinette de sorte que la nôtre va faire fureur ; lorsqu’elle joue le soir, la population vient sur les quais pour l’entendre, aux couleurs elle joue l’air national, on ne se refuse rien, c’est comme sur un navire amiral.

4 janvier 1864 [4]

La nouvelle année a commencé d’une assez drôle de manière sur la Sibylle ; à dix heures du matin le commandant reçut la visite de deux députés envoyés par les Taïtiens qui témoignaient du désir de ces derniers de faire leur visite au pacha. Tout enchanté de la chose, il leur envoya son canot ; en plusieurs voyages il amena une quarantaine de Kanacks [5] parmi lesquels on remarquait surtout des femmes. Au son d’une musique plus ou moins guerrière la bande se rua chez Tavana Poutet [6] (c’est ainsi qu’ils appellent le bonhomme), celui-ci dans toute la joie de son cœur leur fit bonne figure mais se trouva assez embarrassé quand, au bout d’une demi heure, tout ce monde ne parut rien moins que disposé à partir. Pour s’en débarrasser, il fit appeler les musiciens du bord sur le pont, alors les Kanaks se précipitèrent sur le pont et en avant deux ! La partie fut belle pour l’équipage, on l’invita à faire les honneurs du bateau, alors commença une de ces bacchanales près desquelles, je suis sûr, celles des romains n’étaient rien. L’état-major disparut peu à peu, on laissa l’équipage prendre un quart d’heure de bon temps. Enfin à deux heures on renvoya la multitude à terre et tout redevint calme.

Le soir la musique fut envoyée chez un des principaux négociants de la ville chez lequel dînait le commandant, là encore il y eut grande fête, les invités de la maison dansaient chez leur hôte tandis qu’au dehors les matelots permissionnaires faisaient sauter les Kanacks. Le père Pouget descendait lui-même dans la foule, encourageait les danseurs, caressait le menton aux danseuses. Depuis ces espèces de bals improvisés et en plein air se sont renouvelées, chaque fois que la musique va à terre, c’est une nouvelle fête. Bref, le Commandant et notre équipage passent leur temps assez gaiement [7].

Nous sommes allés au 1er janvier souhaiter la bonne année au Commandant, il nous a annoncé qu’il avait bonne envie de voir maintenues entre lui et nous les bonnes relations que nous avions eues jusqu’à ce jour et il nous a serré la pince à tous. Après nous il a reçu une foule d’autorités indigènes et autres, les Kanacks chefs de district sont venus voir l’ancien protecteur.

Quant aux réjouissances sans nombre promises à l’état-major, nous les comptons très facilement jusqu’à ce jour, la rumeur publique dit pourtant que la Sibylle donnera un bal aux principales autorités. On attendra probablement que nos réparations de gréement soient terminées, nous commençons aujourd’hui à mettre sur le pont la mature haute et les vergues, on va visiter tout et remettre en bon état ce qui sera avarié. Depuis que nous sommes au mouillage on a déjà bouché une petite voie d’eau, en transportant sur le même bord nos canons, nos caisses à eau, nos chaînes, les bagages de la batterie on a fait prendre à la frégate une inclinaison qui a suffi pour permettre aux calfats de remettre de l’étoupe dans l’ouverture formée par deux bouts de bordages. Celle qui y était ayant pourri n’empêchait plus l’eau de pénétrer à l’intérieur.

[1] Charles ne remarque pas que la couleur du sable est noire, puisqu’il s’agit de sable volcanique. (Note L.A.)

[2] Sic ! (Note L.A.)

[3] Le commandant de la Sibylle, que Charles appelle pour la deuxième fois « le père Pouget ». (Note L.A.)

[4] L’avènement de la photographie en 1839 ouvre la voie à une nouvelle activité professionnelle : photographe. La photo- carte de visite représente alors la majorité de la production. Produite en plusieurs millions d’exemplaires de 1854 aux années 1910. Un photographe, Emmanuel Mangel-du-Mesnil à été mandaté par l’État-major de Napoléon III pour aller photographier les installations militaires de l’Ouest de la France. De 1860 à 1861 il se trouvait en Bretagne, à Brest et ses environs. Il fut alors, sollicité par les élèves officier du Borda ex « Commerce de Paris » qui lui demandèrent des portraits. (Note associée à la photo)

[5] Malgré la différence notée par Charles entre les Calédoniens et les Tahitiens, il les appelle Kanacks. (Note L.A.)

[6] Tavana veut dire Chef en tahitien, et Poutet vient de la difficulté pour les Tahitiens de prononcer le « g » mouillé. (Note L.A.)  

[7] Le sens de la fête existe toujours à présent à Tahiti et dans les îles Sous le Vent ! (Note L.A.)

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