Au mouillage dans Simon’s Bay, le 9 Décembre 1864.
Après bien des péripéties nous avons fini par mouiller le 8 Décembre, c’est-à-dire hier. Notre atterrissage s’est fait avec une précision assez remarquable, nous avons eu un temps superbe et un vent favorable pour entrer dans False Bay, le calme a failli nous empêcher d’arriver plusieurs fois, chacun de nous a craint à différentes reprises de ne pas attraper le mouillage, mais en dépit de toutes les contrariétés et parce que nous sommes des braves gens, le bateau qui les porte a laissé tomber son ancre à l’entrée de Simon’s Bay à 6 heures du soir. Dix minutes après on nous reconnaissait capables de communiquer avec la terre, les chirurgiens de la santé nous accordaient la libre pratique ; aussitôt deux canots portant l’un un officier anglais en grande tenue l’autre un officier portugais accostèrent et chacun de ces messieurs vint féliciter le commandant et lui offrir les services de son chef.
Après que l’on eut serré les voiles, nous étions tous allés dîner ; personne n’avait manqué de jeter un regard de dédain en signe d’adieu sur les vivres de mer et dans l’espérance d’en avoir d’autres au prochain repas on s’était à peu près nourri du plaisir d’être bien tranquillement au mouillage. A 7 heures, tous les pêcheurs étaient en fonction, plusieurs jours à l’avance ils avaient préparé les lignes, il y en avait plus de soixante à la mer. Les poissons de Simon’s Bay ont gardé bon souvenir de la « Sibylle », comme l’année dernière ils aiment à y venir faire une visite, on en prend des quantités incroyables, on rejette impitoyablement à la mer, les toad-fishs (crapauds de mer) [1] qui sont venimeux. Je me suis presque cru à la Mortagne [2] tant la pêche allait bien.
Aujourd’hui on a pris le service de rade, on a entrepris des travaux considérables, on change de place dans la batterie l’appareil distillateur de l’eau de mer [3], c’est une besogne grave car elle nécessite d’autres déplacements tels celui de la chaloupe sur le pont (à cause du tuyau) et celui de plusieurs caisses à eau. On va installer notre petit hunier en deux partie et à deux vergues, on nettoie l’intérieur du navire et on va le peindre en gris pour qu’il soit moins salissant ; on va faire de l’eau, du vin, de la farine et envoyer tous les jours une compagnie d’infanterie à terre pour lui faire prendre de l’air et la promener. Il y a près de nous un grand transport à vapeur anglais qui porte mille hommes de troupes, nous avons de la chance à ce voyage-ci pour rencontrer des troop-ships [4].
J’ai revu les terres du Cap avec un grand plaisir ; leur vue m’a ramené à la mémoire des souvenirs bien agréables car tout avait été un plaisir nouveau pour moi lors de ma première relâche. La frégate « Narcissus » [5], Amiral Walker [6], n’est plus ici, elle est partie il y a huit mois et avec elle la famille si aimable dont miss Evelyn faisait partie. Le bâtiment est remplacé ici par le « Royal Prince » qui n’est pas sur rade en ce moment, l’Amiral qui vient de prendre le commandement de la station est en tournée dans les différents ports ou comptoirs où l’Angleterre entretient des vapeurs qui surveillent la côte et empêchent la traite [7]. Il n’y a sur rade comme navires de guerre que deux corvettes, l’une à aubes, l’autre à hélice. Les officiers de l’une d’elle ont été bien aimables, le soir même de notre arrivée, ils nous ont envoyé plusieurs poissons magnifiques. Outre ceux dont je viens de parler, il y a deux canonnières portugaises qui passent ici toute la saison d’hivernage au lieu de la passer dans leurs possessions de la côte Est d’Afrique où le mouillage n’est pas bon.
13 Décembre
… Nous avons beaucoup à faire, on n’expédie pas une seule embarcation sans aspirant de corvée, toute la journée nous sommes en route, une de mes besognes les plus agréables est d’aller chercher à terre les soldats passagers. On a donné à chaque compagnie une permission d’un jour ; privés de tout pendant deux mois, ils se sont laissés prendre par le vin du pays qui se boit comme de l’eau et n’agit pas de même, plusieurs se sont grisés et en sont venus assez vite aux coups avec les anglais. Un de leurs officiers qui lui-même était ému s’est mis de la partie et a accusé ceux qui n’en faisaient pas autant de n’avoir pas le cœur français, de n’être pas patriotiques.
Escale à Simon’s bay du 1er voyage d’où la carte est recopiée
Je ne me serai pas autant amusé cette année que l’autre, nous vivons un peu comme des loups et nous avons trop à faire pour nouer des relations avec les collègues qui sont sur rade. Nous avons comme principale distraction la pêche et nous en usons, en ce moment on voit passer presque à fleur d’eau de grands bancs de gros poissons ressemblant au maquereau et pesant en moyenne deux ou trois livres. Il y a des moments où en moins de dix minutes un seul individu prend une dizaine de ces poissons. On en mange partout à chaque repas et les gamelles [8] salent des barriques entières en très peu de temps. Nos matelots eux-mêmes font des provisions ; dans six mois on en mangera encore à bord de la « Sibylle ».
Dimanche dernier je suis allé à terre, il a presque fallu déserter pour avoir un peu de liberté. J’ai été faire une grande course seul pendant une bonne partie de la route ; quand on vit si serrés les uns contre les autres je vous assure qu’on est heureux de se trouver les coudées franches, complètement libre de sa route. J’ai cueilli un bouquet de fleurs des champs avec l’intention d’y prendre une d’elles pour vous l’envoyer.
Dernièrement plusieurs officiers sont allés courir dans la montagne [9], sur la crête d’une côte, ils ont cru voir un tigre qui semblait se demander quelle réception il leur ferait, ils ont décampé vivement, pour armes ils n’avaient que des cannes, ils se souciaient peu d’avoir à se battre avec le gaillard. Il paraît qu’ils ont été trompés par les apparences et que l’animal qu’ils ont aperçu n’est peut-être pas ce qu’ils croyaient. Cependant cela n’aurait rien de bien étonnant, la colonie du Cap contient encore bon nombre de ces terribles bêtes [10]
15 Décembre
Nous partirons très probablement demain dans l’après-midi. Aujourd’hui, j’ai profité d’un peu de liberté, je suis allé courir la campagne et prendre un excellent bain de mer. Je quitterai le Cap de bonne-espérance sans beaucoup de regrets, je n’en emporterai cependant pas mauvais souvenir, je me souviendrai surtout des pêches que nous avons faites, il y a plusieurs personnes qui dans leurs huit jours auront pris au moins cent kilos de poissons.
Aujourd’hui dans la matinée, il est arrivé un trois-mâts anglais chargé de troupes venant de Calcutta ; ses passagers étaient d’une joie folle, ils ont poussé plusieurs hourra, ils ont salué notre pavillon et celui du transport anglais déjà sur rade. Leur musique s’est mis à jouer, celle du troop-ship à vapeur a répondu, pendant quatre heures ils se sont renvoyé la balle.
Une heure environ après leur arrivée, nous passions à l’arrière du 3 mâts en allant à terre, plusieurs officiers étaient sur la dunette ils ont tiré leur casquette et l’ont agitée en l’air, politesses auxquelles nous avons répondu par notre plus gracieux salut.
Dans l’après-midi les officiers du transport royal à vapeur sont venus Colonel en tête inviter le Commandant, l’état-major et les officiers passagers à aller à 3 heures entendre la musique chez eux. Neuf personnes sont allées répondre à cette amabilité, parmi elles se trouvait un capitaine nouvellement marié, le Colonel anglais l’a renvoyé chercher sa femme et tâcher de décider encore quelques officiers.
Nous avons terminé aujourd’hui l’installation des nouveaux huniers, nos vivres sont embarquées, nous avons déjà à bord une des grosses ancres que nous devons reporter en France et que des navires de guerre ont perdues ici après avoir cassé leur chaîne dans un coup de vent.
Demain nous embarquerons la dernière, nous ferons notre plein d’eau douce et vers 3 ou 4 heures nous dirons adieu à Simon’s Bay et à la pêche. La relâche a duré plus longtemps que ne l’aurait voulu le Commandant, si nous avions pu prendre nos vivres plus promptement nous serions déjà à la mer. Il est probable que nous ne resterons pas longtemps à Bourbon [11]. Le Commandant propose de faire le voyage s’il recommence cette campagne et si l’on fait de son bateau un transport pénitencier ; comment ferons nous pour nous vêtir, il n’y avait que 68 jours que j’étais parti de France et je n’avais plus beaucoup de linge à me mettre sur le dos. J’ai fait faire ici un blanchissage général et ce soir j’ai remis mes armoires en ordre, je suis très content de ma besogne, on m’a rendu ma lessive en assez bon état, j’ai refait mes étagères avec un soin de ménagère. Maman peut être digne de moi aujourd’hui, je ne lui propose pas de l’être toujours, parce que quelque fois mon trousseau n’est pas très bien arrimé…
En fait de politique j’ai à vous dire que le percement de l’isthme de Suez commence à nuire à la colonie anglaise du Cap, sa métropole lui a déjà retiré quelques-uns des grands avantages qu’elle lui avait faits. Dans quelques années le Cap en sera réduit à sa propre industrie, le pays perdra beaucoup car tous les navires allant aux Indes qui relâchaient sur sa côte n’y viendront plus quand ils passeront par Suez.
Autrefois l’Angleterre autorisait les officiers malades dans l’Inde à venir se rétablir avec leur solde d’Asie dans la colonie africaine. Comme elle a beaucoup de troupes dans l’Hindoustan [12] et que ce n’est pas un pays très sain, il paraît qu’il venait un grand nombre d’officiers aimant mieux jouir d’une très forte solde qu’aller en Europe où ils touchaient à peine la moitié de cette paie. Maintenant cette mesure est retirée depuis un an environ et il paraît que l’on s’est déjà aperçu du changement tant il a été grand.
Les anglais n’ont pas d’Infanterie de marine, ils envoient leurs régiments de terre tour à tour aux Colonies ; le 9ème est au cap il y doit passer cinq années après quoi il ira dans l’Inde en passer cinq autres ; on s’explique alors la joie des soldats qui arrivaient aujourd’hui, ils rentrent en Angleterre…
Nous serons à Bourbon vers le 10 janvier et à Sydney vers la fin de mars, nous arriverons donc en Calédonie vers le 25 avril et à Taïti [13] dans la première quinzaine de juin.
[1] Crapaud de mer est un nom vernaculaire ambigu en français, pouvant désigner plusieurs espèces différentes de poissons de la famille des Cottidae : Crapaud de mer à courtes épines, Cotte polaire, Lotte de mer… Sources : Wikipédia
[2] La Mortagne est une rivière française du Grand Est, qui coule dans les départements des Vosges et de Meurthe-et-Moselle. C’est un affluent de la Meurthe en rive gauche, donc un sous-affluent du Rhin par la Meurthe puis par la Moselle.
[3] Cela existait donc à bord des bâtiments de la marine impériale.
[4] Transport de troupe sur un bâtiment de guerre.
[5] Frégate à hélice à coque en bois en service de 1859 à 1883.
[6] Contre-amiral (Rear-admiral).
[7] Traite d’esclaves.
[8] Préposé aux cuisines.
[9] Probablement la Montagne de la Table.
[10] Certains rochers de la montagne ressemblent à des tigres tellement elles en prennent la livrée. Sources : « Afrique australe, Cap de Bonne-Espérance, Congo, etc : Afrique orientale … » De Hoefer Jean Chrétien Ferdinand.
[11] Ancien nom de l’île de la Réunion.
[12] L’Hindoustan était une zone aux limites floues, désignant soit seulement la plaine du Gange, soit tout le Nord de l’Inde, depuis l’Assam jusqu’au Pendjab (soit la zone où l’hindi est majoritaire) ou bien le sous-continent indien en totalité, ou encore seulement la république de l’Inde.
[13] Ancien nom de Tahiti.
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