Dans cet extrait, Charles Antoine parle de navigation, du sort précaire des troupiers transportés pour une période de quatre ans dans les colonies, des problèmes de provisions et des caprices de la météo. Il nous surprend lorsqu’il s’imagine député.
La Sibylle contourne enfin la Tasmanie
13 février 1865
Cette lettre sera illustrée, je prépare quelques petits dessins que je vous enverrai de Sydney ; en ce moment je suis en veine de crayonner, depuis deux jours je m’en suis beaucoup amusé. Les calmes et vents contraires m’avaient tant ennuyé que j’avais renoncé à suivre les petits détails de notre navigation ; pour employer mon temps je me suis mis à dessiner et à rédiger un petit travail que j’ai entrepris et qui consiste à ranger dans un certain sens les notions de navigation que j’ai apprises depuis que je suis à la mer ; quand j’aurai terminé, je possèderai sur quelques pages les méthodes qui nous servent pour faire les calculs ; de sorte que si un séjour prolongé à terre me les faisait oublier, lorsque je serai mis en position de redevenir calculateur je pourrai recourir à mes notes et me dispenser d’aller fouiller dans des volumes où les choses dont j’aurai besoin sont mêlées à tant d’autres. Cette rédaction comprendra aussi la solution de quelques problèmes concernant le métier que mon collègue Boutet m’aide à trouver ; il a beaucoup plus que moi l’habitude des mathématiques de sorte que j’ai pu résoudre avec son aide des questions que j’avais été obligé de laisser de côté.
En reprenant notre route, nous sommes revenus dans des régions un peu fraîches ; on a craint pour nos troupiers qui sont mal vêtus pour faire de longues traversées et on leur a fait prendre un manteau. Ces malheureux ont sur eux en embarquant un pantalon, une veste en drap plus un pantalon et une vareuse de toile, on a bien soin de leur conserver le képi qu’ils sont exposés à laisser emporter à tout moment s’ils n’ont pas une jugulaire sous le menton. Voilà comme on les fagote pour passer six mois à bord dont trois en plein air, quelque temps qu’il fasse. Le Règlement prescrit cependant de leur délivrer une chemise en molleton comme celle que porte nos matelots et un bonnet de travail en laine comme celui de ces derniers ; notre commandant a demandé qu’on leur délivre ces effets, le préfet maritime de Brest le lui a refusé donnant pour prétexte que nous ne naviguions que dans les pays chauds. Je suis tenté de croire que tout marin qu’il soit M. de Gueydon [1] n’a jamais doublé le cap de Bonne-Espérance et encore moins le cap Horn, il ne dirait pas pareille bêtise s’il avait été souffler dans ses doigts près du dernier surtout.
Jusqu’à présent leur santé est bonne, il est même probable que nous les débarquerons tous bien portants ; mais il est à craindre que ceux que nous ramènerons et qui auront quatre ans de séjour dans des pays chauds ne supportent pas aussi bien la traversée. Quoiqu’il arrive, on ne pourra pas dire que c’est le travail qui les aura tués s’il en meurt ; ils passent leurs journées dans une presque complète inactivité ; ils font le quart comme les matelots et aident un peu dans les manœuvres, mais il arrive qu’on reste parfois un et même deux jours sans avoir à toucher à quoique ce soit de sorte qu’ils n’ont rien du tout à faire si ce n’est le lavage du matin auquel on leur fait prendre part. Du reste ce sont de bons bougres dont on n’a pas à se plaindre, au commencement du voyage ils étaient très gênants mais depuis qu’ils se sont faits aux habitudes du bord ils ne le sont plus que par leur grand nombre, ce dont ils ne sont pas la cause. Dans la description de leur équipement à l’embarquement, j’ai oublié de vous parler d’un petit sac en toile supporté par une bretelle dans lequel ils ont une chemise ou deux, une paire de guêtres, les peignes, brosses et gobelets en fer blanc qui, avec une fourchette et une cuillère, composent leur batterie de cuisine ; cette petite besace ne les quitte jamais, ils couchent avec ; pendant six mois ces malheureux bougres sont condamnés à la traîner sur leur dos ; c’est à craindre pour eux qu’ils en deviennent bossus.
17 février
Bon vent et bonne route, sous ce rapport rien à désirer pour le moment. Il y a quatre jours nous nous sommes constitués en assemblée législative et nous avons décrété le cap Fayol ; sans faire de dépenses excessives, nous avions été trop vite, on s’est aperçu qu’il fallait s’arrêter très court afin de n’être pas en déficit à la fin de la campagne. Quel ennui d’avoir à s’occuper de cette victuaille ! On est forcé de faire le gendarme près de ses provisions pour n’être pas grugé par celui-ci ou celui-là. Notre cuisinier et notre domestique nous volent presqu’à main armée ; la moitié des pommes de terre que nous avions achetées ont été vendues par eux soit à des matelots, soit à des passagers ; si encore ces brigands-là ne les faisaient pas cuire avec la graisse et le charbon que nous avons payés, ce ne serait que demi-mal ; mais pour combler la mesure ils nous prennent le tout et le gâte sauce ne se donne plus la peine de faire cuire ce qu’il veut bien nous laisser. Quand je serai député, je proposerai une loi par laquelle je ferai pendre toute cette vilaine clique à la même corde au plus grand mât du plus grand navire de la flotte. Jamais les rafales de la misère n’ont soufflé aussi fort dans notre poste ; aujourd’hui les deux repas ont été d’une frugalité lacédémonienne ; déjeuner lard frit, dîner soupe et haricots, voilà quel fut le menu. Le procès-verbal de la séance de l’assemblée porte qu’il est défendu d’inviter ; à Sydney, en Nouvelle-Calédonie il nous faudra vivre comme des rats, ou s’il nous faut rendre une politesse avancer nous-mêmes de quoi nourrir le malheureux qui osera franchir le seuil de notre poste. Malgré tout cela, ne croyez pas que nous soyons bien désolés ; nos passagers vont peut-être faire la grimace, nous les engagerons à se plaindre à l’autorité et beaucoup même ; nous avons la conscience nette au sujet de nos dépenses et pourrons présenter nos comptes à qui de droit ; s’ils portent plainte on se décidera peut-être à ne plus nous transformer en restaurateurs ou économes des Établissements Publics ; ce n’est pas notre affaire, nous dépensons notre traitement de table le mieux que nous pouvons, quand il n’y a plus rien nous serrons nos ceintures, à notre âge on n’a pas l’habitude de gérer une gargote.
Un malheur a failli arriver aujourd’hui, un matelot occupé à travailler dans la mâture en faisant une enjambée quelconque avait trop compté sur son adresse, il allait tomber sur le pont d’une hauteur de dix-huit à vingt mètres environ quand un autre gabier eut la chance de le ressaisir par sa vareuse ; heureusement elle était solide, il eut le temps de se débrouiller et aida son camarade à se tirer de la position dangereuse dans laquelle il était en se raccrochant à ce qui l’entourait.
20 février
Nous ne passons pas dans le détroit de Bass comme l’année dernière ; il paraît que durant cette saison qui est l’été par ici, il règne des vents d’est dans le détroit et qu’il est très difficile voire impossible de le franchir ; le commandant a donc dû renoncer à prendre cette route. Notre traversée sera moins belle que celle du voyage dernier, nous n’avions mis que trente-six jours pour aller de Saint-Denis à Sidney, il y a le même temps que nous sommes partis et nous voilà encore à 400 lieues du mouillage.
Depuis quelques jours nous voyons sur la mer une assez grande quantité de plantes marines ; ce qu’on en voit fait bien juger de la grosseur des herbes des prairies sous-marines qui ont donné naissance à ces fucus. J’aurais voulu en pêcher pour tâcher de recueillir quelques coquilles pour le vieux Cabasse, il m’a dit que celles de haute mer étaient on ne peut plus précieuses pour un coquillard, je lui en avais donné quelques-unes et il en a échangé plusieurs contre des échantillons de beaucoup de valeur.
23 février
Nous avons doublé hier la Tasmanie et nous sommes entrés dans l’océan Pacifique avec une belle vitesse que nous n’avons pas conservée du reste. On n’a pas vu la terre ; on en est passé à une dizaine de lieues, à peine avions nous dépassé le méridien de l’île Rurick qui est la terre la plus sud que nous trouvions, une grosse houle debout qui nous fit tanguer comme pour saluer la mer dans laquelle nous arrivions. Depuis la brise a changé et est tombée ; nous allons tout doucement avec l’espoir d’arriver dans les premiers jours de la semaine prochaine.
J’étais de quart pendant la nuit dernière, j’ai eu quelque distraction ; on a vu une aurore australe [2]; la partie de l’horizon tournée vers le sud était éclairée à onze heures au point qu’on n’apercevait pas les étoiles dans les parages lumineux, puis de temps en temps des pinceaux de lumière se dessinaient quelque fois même en assez grand nombre et tous semblaient converger vers un point situé en dessous de l’horizon. Ces pinceaux passaient par différents degrés d’intensité quant à leur éclat ; on apercevait une sorte de fluctuation allant du point de convergence vers les extrémités. Ce phénomène nous a amusés pendant une heure au moins, il a eu deux périodes principales, la première vers 9 heures, la deuxième à 11. Il est assez rare de voir des aurores australes (ou boréales quand on est dans votre hémisphère) par la latitude où nous nous trouvions, il faut être plus près du pôle, aussi celle que nous avons vue devait-elle être bien belle.
[1] Louis Henri de Gueydon (1809-1886). Contre-amiral le 2 décembre 1854. En 1858, Préfet maritime du 3ème arrondissement à Lorient. Fin 1861, il exercera ces mêmes fonctions à Brest, et procédera à la modernisation de l’arsenal. Vice-amiral le 4 mars 1861. En 1869, Vice-président du Comité consultatif des Colonies. maintenu sans limite d’âge dans le cadre d’activité, en 1879, 1881, Membre de la Commission mixte des Travaux Publics. Mis en disponibilité au mois de juin 1873, il se présenta, sur la liste conservatrice aux élections législatives, il fut élu député de la Manche, le 4 octobre 1885.
J’ajoute (agm) qu’il s’agit du Gueydon de la chanson Fanny de Laninon de Pierre Mac Orlan. Le petit pont cité est le pont Gueydon situé sous le pont de Recouvrance (tournant à l’époque)
[2] Une aurore polaire (également appelée aurore boréale dans l’hémisphère nord et aurore australe dans l’hémisphère sud) est un phénomène lumineux caractérisé par des voiles extrêmement colorés dans le ciel nocturne, le vert étant prédominant.
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