Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 10e extrait

5 février 1865

Nous faisons un bien drôle de Carnaval, depuis six jours nous avons des vents à peu près contraires qui nous ont jetés de cent vingt lieues dans le nord. Nous avons défendu le terrain pied à pied, mais pendant deux jours la brise a fraîchi au point de nous forcer à mettre à la cape. Il avait fallu renoncer à faire route et ne plus songer qu’à mettre le navire à l’abri des attaques de la mer qui avait beaucoup grossi ; on y est fort bien arrivé. La Sibylle a reçu mieux qu’un rocher les coups de mer et les rafales. Une personne qui n’a pas vu un bâtiment dans ces circonstances ne peut pas s’imaginer combien il est facile de l’abriter sans muraille ; en combinant sa voilure d’une certaine manière et à condition qu’elle tienne solidement, ce à quoi on doit toujours pouvoir arriver, on parvient à mettre le navire dans une position telle que la lame n’arrive pas à lui avec la force qu’elle a en se transportant, elle le touche quand elle est déjà amortie et n’a plus d’autre effet que de le faire rouler et tanguer ce qui ne peut lui nuire que s’il n’est pas bien construit. Sous l’allure de la cape nous vivons fort paisiblement à bord, l’officier de quart bien encapuchonné, s’il pleut ou s’il fait froid, n’a qu’à laisser passer les bouffées de vent ; à moins qu’il n’ait des craintes au sujet de la mâture, il ne fait que surveiller l’horizon pour tâcher d’y découvrir un changement de temps. L’autre jour mon chef de quart est allé dîner chez le Commandant me laissant sur la dunette ; l’année dernière j’aurais été fort peu rassuré parce que ne me rendant pas compte de ce qui se passait, je me laissais effrayer quand je voyais arriver sur nous une lame un peu menaçante ; maintenant que, guidé par les explications du commandant, je me suis aperçu que le bâtiment brave ces menaces, je me promène aussi paisiblement que le plancher le permet en pensant au pays vers lequel mes idées reviennent toujours quand je suis seul. Ce voyage ci, cette circonstance ne se présente guère que pendant les quarts de nuit ; mon chef de quart cherche à me retenir à l’arrière tant qu’il peut, mais profitant du moindre prétexte je me sauve à l’avant où je prends poste sur le gaillard ; là pendant mes quatre heures et tout en marchant je quitte le bord et je me promène dans l’espace me rappelant le passé et faisant des projets pour l’avenir.

Nous sommes de plus en plus enthousiasmés des différentes installations et modifications faites dans notre gréement ; une épreuve décisive les a mises sans contestation à un très haut rang dans notre estime. Dans cette période de mauvais temps, avant de mettre à la cape, nous avons lutté vaillamment ; on gardait beaucoup de toile, lorsqu’un grain se présentait on amenait les parties supérieures de nos huniers, la voilure se trouvait aussitôt réduite au point voulu, aussitôt le grain passé on les rehissait et nous repartions forçant de toile. Un navire anglais que nous avons rencontré et qui avait encore ses huniers en une seule pièce y avait pris des ris de façon à ce que ses voiles présentent la surface voulue au moment où les grains passaient ; comme l’opération de prendre des ris est longue et pénible quand on a peu de monde, il ne pouvait pas les larguer lorsque le grain était passé de sorte qu’il n’avançait presque plus, tandis que nous, qui avions la facilité de remettre notre toile au vent, nous reprenions de la vitesse. Nous avons cru quelques temps que ce navire voulait communiquer avec nous, il paraissait faire route de façon à nous joindre ; plusieurs autres indices avaient laissé à penser au Commandant qu’il avait quelque chose à demander.

On avait diminué de toile de façon à le laisser se rapprocher, on lui fit un signal qui signifiait : de quoi avez-vous besoin ? Il n’y répondit pas et passa très près de nous en échangeant sa longitude avec la nôtre, on l’avait écrit lui sur sa coque, nous sur un tableau. Nous nous étions trompés, on rétablit la voilure et au bout de quelques heures on le laissa derrière à bonne distance.

6 février 

Nous avons fait aujourd’hui une expérience assez curieuse ; on a amarré solidement une bouteille vide et bien fermée à une ligne de sonde et on a laissé couler le plomb qui l’a entraînée avec lui à une profondeur de 80 mètres environ ; on l’a retirée ensuite, elle était pleine d’eau et le bouchon qui avait pénétré dans la bouteille la fermait hermétiquement par le bas du col. Il a fallu faire une assez grande force pour l’en sortir ; la détonation qui s’est alors produite a été aussi forte que celle d’une bouteille de champagne. On avait fait croire à un ou deux nigauds que l’eau que l’on venait de puiser était potable, je crois qu’un quidam est allé jusqu’à la goûter ; dans tous les cas elle était plus froide que celle de la surface.

Notre table sent les approches du cap Fayol [1], les premières rafales ont déjà soufflé ; bien que cette année nous ayons pris plus de soin de nos finances nous serons forcés de renoncer au petit ordinaire que nous avons pu servir jusqu’à ce jour. Je crois que cela provient principalement de ce que les conserves sont hors de prix loin de France, quand celles que nous y avons prises sont épuisées, il nous est difficile de les remplacer dans les ports où nous relâchons.

Trajet depuis St Paul - début février 1865

Trajet depuis St Paul – début février 1865
Extrait croquis Charles Antoine

Quand nous serons arrivés à doubler la pointe signalée, nous trouverons heureusement quelque variété dans la monotonie de notre cuisine ; on a pris au Cap des haricots rouges qui, comme goût, diffèrent assez de ceux de France qui nous restent encore ; de sorte que le matin on mangera ceux d’Afrique et le soir ceux d’Europe. Le petit salé de France revient à l’ordre du jour ainsi que le fromage. Les conserves de bœuf, l’oseille, la choucroute, le riz, tout cela pris à la cambuse mettra de la diversité dans notre popote ; cette navigation gastronomique ne m’effraie pas, je ne regrette que les harengs fumés que nous mangions sous la ligne au retour de Rio Janeiro, il aurait été préférable de les avoir dans ces régions ci où on ne tire pas la langue comme un chien du matin au soir. Il nous reste, et pour longtemps encore je crois, un assaisonnement qui corrige beaucoup les défauts de nos sauces, c’est la gaieté et une bonne entente entre nous. Si nous avions le bonheur de ne pas voir notre poste se changer en Nouvelle-Calédonie ou à Taïti nous achèverons la campagne assez heureusement. En général, cette campagne, le bateau a meilleure mise de bout en bout, je crois qu’il faut l’attribuer au caractère de Monsieur Mottez ; ses belles qualités sont de bons exemples qui produisent leurs effets ; calme dans les grandes et les petites choses, toujours poli et bienveillant, parfait honnête homme dans l’acception même du mot, il inspire le bien à tous et atténue les petites difficultés sans nombre que la différence de caractères amène et qu’un séjour prolongé à la mer rend parfois sérieuses au point d’en faire des querelles. Son second l’aide beaucoup dans cette partie de sa tâche morale, c’est un vrai gentilhomme à vues larges, un homme d’esprit ; il exerce une très grande influence au carré dont il est le chef et vous pouvez la qualifier par ce que je vous ai dit de lui.

Tous deux ne désirent pas refaire le service de transport de troupes, ils ne le trouvent pas agréable et préfèrent celui des bâtiments armés en guerre ou en exploitation. Décidément, je déclare qu’il est bien désagréable d’être forcé de vivre plusieurs mois avec des hommes qui n’ont pas nos habitudes, notre manière d’envisager les choses, qui veulent toujours mesurer nos affaires de métier à leur aune et qui semblent ne jamais avoir compris ou su que le gouvernement nous impose les charges insupportables de les nourrir et de les loger ; il y en a qui ont été jusqu’à nous accuser de spéculer sur le traitement de table qui leur est alloué et de partager les bénéfices après leur départ. Rien que l’idée qu’on peut me supposer capable d’une telle saloperie, me rendra toujours hostile à tout passager et surtout à celui qui, comme quelques-uns, affectera de me prendre pour un roulier trop honoré d’avoir à charrier son intéressante personne.

9 février

Encore en carnaval et toujours de la même manière, nous perdons du temps bien malgré nous ; du premier au 9 de ce mois la frégate a fait 125 lieues marines, tandis qu’avec sa marche moyenne nous aurions dû avancer de 450 au moins. Voilà une suite qui ne répond pas aux débuts de cette traversée ; comment sera la fin ? Nous avons beau gémir et déplorer notre peu de bonheur, le temps ne change pas ; en ce moment il fait calme, il nous reste l’espoir d’avoir un peu de vent favorable quand la brise reviendra. Quelque sorcier a dû nous jeter un sort au départ puisque nous n’avons pas encore pu faire une belle traversée ; nous portons cette année plus de toile qu’avec M. Pouget et nous avons une vitesse moyenne moindre que celle obtenue de son temps. On dit quelque part dans un bouquin de chiromancie plein de recettes d’astrologue qu’un balai jeté à la mer dans la direction où l’on veut avoir du vent est un excellent moyen de le voir venir ; l’autre jour j’ai usé de ce procédé ; mais il n’en est résulté rien autre chose que la perte du balai ; peut-être est-ce parce que je n’avais pas confiance ? C’est comme pour les tables tournantes, il faut croire au magnétisme pour réussir à les faire virer.

[1] Nom des haricots secs distribués à bord. Ce Fayol blanc est plus petit que le rouge. Quand doublerons-nous le cap Fayol ? plaisanterie des marins pour dire quand cesserons-nous d’en être réduits aux haricots pour tout légume ?

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