C’est la dernière semaine d’escale à Sydney, animée par une représentation théâtrale. Le départ de cette escale est par contre fort perturbé par la météo. Charles Antoine en fait un récit très imagé.
(Certains passages ont été supprimés et remplacés par des points de suspension pour alléger le texte).
7 mars 1865
Demain on donne au théâtre du Prince de Galles une représentation extraordinaire sous notre patronage ; c’est ici une coutume de mettre sous la protection des puissants de la terre et des étrangers les spectacles, comédies etc… les directeurs ont trouvé le moyen de faire une réclame.
Une actrice excellente comédienne et bonne chanteuse doit entonner l’air national, seulement on intrigue par-dessous main pour qu’elle donne la marseillaise au lieu de « Partant pour la Syrie » [1]qui ressemble autant à un chant patriotique que Malborough ou autre chose du même goût. Cette actrice est la veuve d’un baronnet anglais, par excentricité ou pour une autre raison, la vocation peut-être, elle se montre sur les planches. Deux fois déjà je suis allé voir le théâtre anglais, et je suis très content d’avoir eu l’idée de la faire car j’ai pu saisir une différence énorme entre le leur et le nôtre. Ils ont un grand comédien Shakespeare et quelques écrivains de beaucoup de mérite mais leurs vaudevillistes ont mauvais goût et bien peu d’art.
Je n’ai pas reçu vos lettres, le chancelier du consulat les a envoyées en Nouvelle Calédonie, de sorte qu’il me faudra attendre un mois encore, il faut que ce monsieur soit joliment idiot pour expédier des lettres adressées à Sydney prétendant qu’il ne sait pas si nous devons y venir relâcher.
Nous devons partir de Sydney le 11 quelque temps qu’il fasse, on nous remorquera ainsi il n’y aura pas de retard, je ne suis pas fâché de reprendre la mer, mes habitudes sont prises, quand on est à l’ancre je suis tout désorienté.
9 mars
La représentation donnée sous notre patronage a été charmante, il y avait assez de monde, nous avons vu de jolies personnes. Les états-majors s’y trouvaient presque au complet, on a jeté beaucoup de bouquets à Lady Don qui nous a chanté « la chanson nationale même française » (sic sur le programme) ; elle a répondu à cette « grâcioseté » par d’aimables sourires et a fait quelques frais pour nous en jouant « la Fille du Régiment », c’est un opéra-comique qu’on nous a donné sous la forme de comédie ; en tenant compte de l’intention on pouvait se contenter.
Nous arriverons probablement vers le 20 ou le 25 en Nouvelle-Calédonie, nous devons y rester dix jours, nous serons donc en route vers Taïti vers les premiers jours d’avril et la frégate mouillera à Papeete dans la première quinzaine de mai. La relâche doit durer quinze jours on partira probablement vers le premier juin. Le commandant ne se décide encore ni pour Sainte-Hélène ni pour Bahia (Brésil) il se demande même s’il relâchera entre Taïti et Brest. Si nous pouvons faire toutes nos vivres dans cette île et si nous allons rapidement dans le début, nous irons directement, si nous marchons lentement, il faudra aller faire de l’eau à Sainte-Hélène … si nous ne faisons pas tous nos vivres, nous irons à Bahia, écrivez moi de façon à ce que j’y trouve vos lettres le 20 juillet. Enfin ne m’attendez pas avant les premiers jours d’octobre parce que nous n’avons pas de chance et nous allons encore avoir du vent debout et du calme…
J’ai acheté ici pour papa un petit instrument qui donne des indications précieuses pour celui qui a à courir exposé aux intempéries des saisons [2], on peut s’en servir pour prévoir le temps plusieurs heures à l’avance, c’est peu mais cependant cela peut servir quelquefois.
Portez-vous bien, soyez heureux et surtout ne vous inquiétez pas trop, je me porte parfaitement et suis on ne peut plus content de vivre.
Je vous embrasse. Mes amitiés à nos parents et amis Ch. Antoine
Le 15 mars 1865
Notre départ a été retardé d’un jour, nous étions en route à la remorque d’un vapeur et nous comptions bien commencer notre nouveau voyage quand, arrivés près de l’entrée, le pilote ne voulut plus prendre la responsabilité de nous faire sortir. La brise était fraîche au large, la mer un peu grosse, il nous fallait franchir une centaine de mètres sur des fonds bien justes pour la frégate quand elle est plate, le remorqueur n’avait pas une machine bien forte, dans le cas où nous aurions touché il n’aurait pas pu nous sortir de là, le Commandant se rendit à ces raisons et on mouilla…le Commandant donna un canot aux officiers qui voulaient aller se promener sur la côte la plus proche, ces messieurs en profitèrent, ils prirent un bain, chassèrent et revinrent dans la soirée… Le lendemain à 8 heures, le temps ayant changé le remorqueur put nous sortir et comme il faisait calme il nous conduisit à quelques milles au large ; il est vrai qu’il ne perdit pas son temps car il fut indemnisé pour nous avoir remorqués au-delà des limites assignées par son marché et de plus il trouva un trois-mâts anglais arrivant de Londres qui fut assez content de profiter de l’occasion pour rentrer le jour même tandis qu’il avait la perspective de le passer devant la terre sans vent.
Notre chance habituelle nous reprit ; un autre aurait eu du vent au moins, même quand il n’eût pas été bon ; la Sibylle trouva du calme, de petites brises debout et par-dessus le marché un petit cyclone qui nous fit passer une bien mauvaise nuit… La brise fraîchissait toujours de 14 à 6 heures, nous recevions de violentes rafales et en même temps nous commencions à embarquer les embruns des lames qui mourraient à quelques mètres du bord. Le ciel était brumeux, au coucher du soleil il était gris ; mais quand celui-ci eut disparu au-dessous de l’horizon on commença à distinguer le sud très chargé et à mesurer que l’obscurité se faisait ; des éclairs incessants illuminaient l’horizon. À partir de ce moment le commandant ne quitta pas de l’œil cette partie du ciel s’attendant à un changement subit dans la direction de la brise. On mit nos paratonnerres en état de fonctionner et on attendit. Les éclairs se succédaient toujours avec la même rapidité, les nuages montaient du sud, à 8 heures et demi ils couvraient le zénith, la Sibylle était éclairée au moins 40 secondes sur soixante, tout le ciel était en feu, la pluie tombait à seaux, et la brise mollissait. Alors le bâtiment abandonné à la mer puisque sa voilure ne le maintenait plus se mit à rouler bord sur bord, les hommes se cramponnaient partout, il y en eut quelques-uns précipités contre une chose ou une autre et blessés, le tonnerre commença à gronder, les éclairs brillaient plus que jamais et se succédaient sans la moindre intermittence, nos bœufs tombaient, se relevaient pour être jetés sur le pont presque aussitôt, les pauvres bêtes se plaignaient et la pluie tombait au point qu’on n’aurait pas vu devant son nez si les éclairs n’eussent été assez lumineux pour nous permettre de distinguer jusqu’au contour des objets ; tout à coup patatras, nous voyons une vive lumière très près de nous et quelques personnes ressentent une violente secousse, le tonnerre tombait sur notre grand mât. L’orage continua mais il faisait tomber la brise et elle tournait, la frégate embarquait de l’eau et se payait une danse des plus soignées. Enfin vers dix heures, le sud s’éclaircit un peu, les nuages chassaient dans le nord, le temps s’embellit, la lune et les étoiles se montrèrent et on rétablit un peu de toile pour soutenir le bâtiment et utiliser le mieux possible une brise de NO qui nous eût fait faire bien bonne route si l’état de la mer nous l’eût permis. Mais il n’y fallait pas songer, elle était tellement grosse qu’en moins de quelques heures nous n’aurions pas manqué de faire les avaries les plus graves. Les éclairs se succédaient toujours rapidement mais dans la partie du ciel couverte seulement, on en vit jusqu’au lendemain matin. On roula tellement toute la nuit que personne ne put dormir, on se souhaitait le bonjour ce matin avec des yeux gros comme le poing ; nos pauvres bœufs étaient à moitié morts, ils avaient les jambes au vif et gisaient sur le pont les quatre pattes raides, il fallut aussitôt en abattre quatre sur six, on sale leur viande pour la conserver ; les deux qui restent ne peuvent plus se relever, ils n’iront pas loin non plus car par-dessus le marché ils ne veulent plus manger.
Les hommes blessés ne le sont pas grièvement à l’exception cependant d’un soldat auquel on sera obligé de couper l’index de la main au niveau de la deuxième phalange.
[1] La marseillaise est un chant patriotique de la Révolution française adopté par la France comme hymne national : une première fois par la Convention pendant neuf ans du 14 juillet 1795 jusqu’à l’Empire en 1804, puis en 1879 sous la Troisième République. Partant pour la Syrie est un chant français dont la musique est attribuée à Hortense de Beauharnais et les paroles d’Alexandre de Laborde vers 1807. Il fut l’hymne national officieux français joué lors de la plupart de cérémonies officielles sous le Second Empire. Le chant classique a été populaire durant tout le Premier Empire, lors de l’exil d’Hortense de Beauharnais et parmi les bonapartistes lors de la Restauration. Durant le Second Empire, Partant pour la Syrie fut l’hymne national non officiel, alors que La marseillaise était interdite vers la fin de l’Empire. Avec la chute de Napoléon III, la popularité du chant non officiel déclina. Il fut joué pour le départ du château Wilhelmshöhe de l’empereur déchu en exil vers l’Angleterre en 1871. Il reste aujourd’hui une composante du répertoire des musiques militaires françaises.
[2] En raison des dates je pense qu’il devait s’agir d’un baromètre à air inventé en 1849 par Eugène Bourdon, qui utilisa la déformation que subit un tube aplati vide d’air sous l’effet des variations de la pression extérieure. « Ce joli baromètre de cabinet ne pourrait pas remplacer le baromètre à mercure dans les observations de précision : mais, associé à ce baromètre, il peut rendre de grands services dans les excursions scientifiques » (Privat-Deschanel et Focillon).
Intro au 2e voyage de Ch. Antoine 12e extrait du 2e voyage 14e extrait du 2e voyage