Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 14e extrait

En quelques jours, la Sibylle atteint Port de France [1] en Nouvelle Calédonie. Dans cet épisode, Charles Antoine est plus préoccupé par les fonctions inhabituelles qui lui sont confiées et par les mouvements des passagers que l’équipage doit débarquer ou ré-embarquer.
Avec le prochain épisode, cela nous renseigne sur les relations entre la France et cette colonie en cette fin de XIXe siècle.

16 mars 1864

La mer a mis tout un jour pour se calmer, hier pendant une bonne partie de la journée on n’a pas pu faire route bien qu’ayant du bon vent parce que la frégate aurait trop fatigué, le commandant avait choisi la route de façon à ce que nous roulions le moins possible, dans la matinée nos canots ont trempé dans l’eau plusieurs fois ; on les a crus perdus parce qu’on craignait qu’ils ne remplissent et ne fassent alors briser les appareils de suspension qui les tiennent en dehors. Nous avons fait plusieurs petites avaries dans notre gréement mais le tout est réparé ; cependant on a perdu une vergue avec sa voile ; quand il fait mauvais après avoir serré les voiles hautes on les envoie en bas avec leurs vergues et on les amarre contre les haubans du bas mât en attendant l’occasion de s’en resservir. Cette manœuvre a l’avantage de diminuer un peu la fatigue que supportent les extrémités du mât et qui devient de plus en plus forte à mesure que la brise s’accroît et que le navire roule plus. Pendant la nuit, l’une de ces vergues s’est démarrée toute seule et est tombée à la mer sans qu’on s’en aperçoive.

Nos blessés sont bien, ils n’ont presque rien, dans quelques jours leurs écorchures seront guéries. Bref, le beau temps ayant succédé au mauvais, il semble que ce coup de vent est de l’histoire ancienne, nous avons récupéré pendant la nuit dernière le temps perdu dans la précédente nous sommes prêts à recevoir un autre coup de tabac. Le soleil a une puissance magique pour faire oublier toutes les petites misères de notre métier ; il n’a qu’à se montrer tout le monde se sèche, se réchauffe, les frileux dorment quelques heures exposés à ses rayons, le bâtiment change d’aspect en peu d’heures.

Je vous ai dit que je viens de changer de chef de quart, je fais maintenant le service avec le second de 4h à 8 heures du matin tous les jours. Je suis très content de la chose car j’ai maintenant tout mon temps à moi. Je ne regrette pas trop les habitudes paresseuses que j’avais prises de ne me lever qu’à 8 heures. Je ne suis plus aussi libre avec M. de Vautré qu’avec M. de Jonquières et je me retrouve chargé de fonctions que j’aime peu ; l’officier en second à bord de tout navire est chargé du détail de sorte que me voilà comme jadis au Louis XIV attaché à ce service ; c’est un peu celui de chien de berger et à bord d’un transport on fait quelque fois le commissaire de police ce qui ne me va que médiocrement ; je n’entends pas le métier de cette façon, pour moi il consiste à conduire un navire avec tout l’art possible et à le rendre capable de tirer parti de lui-même et de ses ressources le jour du combat ; la discipline est, il est vrai, une chose essentiellement nécessaire à bord, mais on la maintient sans avoir besoin de se faire sergent de ville. Je n’aimerais pas par exemple à revêtir mes insignes pour aller séparer deux passagères se battant, ou un mari corrigeant sa femme ou etc. Je ne renonce pas encore à la poésie du métier de marin, je regretterais bien de le faire à mon âge ayant encore une vingtaine d’années à servir.

Notre camarade malade va beaucoup mieux, ses nerfs commencent à se calmer, dans un mois ou deux il reprendra son service, il est toujours chez le commandant et y restera probablement jusqu’à l’arrivée en France.

24 mars. Au mouillage de Port de France

Notre traversée a été terminée fort heureusement, c’est-à-dire avec du beau temps et des vents favorables ; les traces du coup de vent ont disparu et décidément nous en avons été pour nos bœufs, il a fallu les abattre et manger bien vite leur viande, une partie s’est gâtée, on l’a jetée à la mer. C’était avec peine qu’on voyait perdre d’aussi précieuses ressources ; nous avions là six bêtes pesant plus de 300 kilogrammes toutes dépecées et qui ne coûtaient à l’État que 186 francs la pièce. Le 21 à 1 heures de l’après-midi nous avons aperçu la terre et à 4 heures après avoir vu les brisants des récifs qui entourent l’île nous n’étions pas très sûrs de notre position parce que les côtes étaient embrumées et qu’on ne pouvait reconnaître les points d’atterrissage dont on se sert pour donner dans les passes. On était très indécis ; plusieurs personnes disaient au Commandant en montrant une coupure dans le récif très près de nous : « voilà l’entrée c’est telle ou telle passe ». Il y en a trois principales, on ne pouvait s’assurer du nom de celle que nous apercevions ; ennuyé de toutes ces tergiversations Monsieur Mottez jette un dernier coup d’œil sur sa carte la regarde attentivement et donne l’ordre de laisser porter, il avait prié un officier de monter dans la mâture afin qu’il reconnût à la couleur de l’eau les pâtés de corail qui eussent pu gêner notre route ; ce dernier croyant faire bien donnait des indications incessantes, le commandant les accueillaient bien mais après avoir reconnu la position lui répondit qu’il voyait parfaitement, tout cela avec un calme incroyable.

La Sibylle franchit la passe avec l’honneur d’être probablement le premier navire de sa taille qui ait osé aborder le récif sans pilote. Immédiatement après on descendit dîner, le Commandant donna ses ordres à l’officier de quart et en fit autant ; nous avons couru ainsi jusqu’à l’entrée de Port de France laissant un banc d’un bord un autre après et ainsi de suite, l’état-major seul le sut, la chose se faisait avec tant de calme que pas un homme de l’équipage ne s’en aperçut et je suis convaincu que beaucoup croiront que du récif extérieur à l’entrée de Port de France il n’y a pas un seul danger tandis qu’il y en a une dizaine. Sur le point de loffer [2] pour nous présenter devant Port de France le pilote vint à bord, le Commandant le reçut assez mal et lui reprocha d’arriver trop tard, quelques instant après nous mouillions. L’aspect de la rade est le même, elle est assez vide en ce moment, tous les navires de la station sont en route à l’exception cependant de la Gte [3] la Calédonienne [4] qui porte le guidon [5] du chef de division navale Gouverneur. On nous a appris dès notre arrivée que du 9 au 11 un ouragan avait menacé de culbuter les maisons et enlevé les feuilles des arbres ; on n’a eu aucun malheur à déplorer mais on a été bien effrayé, quelques colons ont craint de voir leurs cases en planches leur tomber sur le dos, il y en a même qui ont eu quelques avaries à réparer. C’est la queue de cet ouragan que nous avons reçue en mer, heureusement pour nous la frégate n’a attrapé que les éclaboussures.

La ville n’a pas pris beaucoup de développement, je m’attendais à mieux ; elle a conservé un aspect assez misérable, on y voit toujours des soldats en grand nombre, des gendarmes dans tous les coins et beaucoup de misère, ce qui fait un contraste peu agréable à voir.

Le lendemain même de notre arrivée nous avons mis nos deux compagnies à terre ; on n’embarquera les deux qu’elles remplacent que le jour où le Coëtlogon [6] aura ramené les détachements qui sont sur la côte et qu’il recueille en ce moment. Le surlendemain nous devions débarquer six mille kilogrammes de poudre mais on a dû attendre un peu, le magasinier de la poudrière ayant dit qu’il avait demandé de la poudre pour 64 et non pour 65 et qu’alors il n’avait pas de place (il n’en n’a pas reçu en 1864). Alors on a mis à terre le chargement qui se composait d’effets d’habillement pour les fantassins ; voilà des barges qui peuvent se flatter de m’avoir fait du mauvais sang ; le lieutenant m’avait prié de mettre en ordre ce que nous avions dans les cales pour la colonie, toute une journée j’ai parcouru le navire dans tous les sens, fouillant les moindres coins pour rechercher les colis, ce n’est qu’à la fin que j’ai pu trouver ce qui était porté sur les factures. Voilà encore un métier que je ne m’attendais pas à faire lorsque je faisais des x et des y pour avoir l’honneur de servir dans la marine impériale ; quant à remplir de telles fonctions j’aurais préféré rentrer dans celle de commerce où au moins je pouvais avoir la chance de faire ma fortune.

Comme l’Iphigénie qui va partir n’a pas de passagers, le Gouverneur a décidé qu’elle prendrait une de nos compagnies et tous les passagers civils ; nous n’aurons que douze disciplinaires congédiés et une compagnie ; on ne nous donnera pas non plus de matériel. La Sibylle va être un peu moins encombrée, ce dont nous ne nous plaindrons pas. En ce moment nous profitons de ce que nous n’avons plus à bord que 120 passagers pour nettoyer, aérer et faire dans notre mâture des travaux assez importants ; on la redresse, nos mâts étaient inclinés sur l’arrière on les met verticaux.

La semaine prochaine nous ferons de l’eau douce, nous embarquerons les soldats qui rentrent et le 4 nous partirons peut-être à la remorque du Coëtlogon qui doit faire le courrier et quitter Port de France à cette époque. Comme nous avons moins de passagers il est probable que nous ferons à Taïti les vivres qui nous sont nécessaires pour aller jusqu’en France, alors nous irions directement à Brest où nous serions rendus du 15 au 30 septembre.

Nous y reconduirons deux femmes passagères que nous avons prises à Brest et qui sont venues avec nous pour chercher leurs maris embarqués sur les navires de la station des mers du Sud ; or tous ces derniers sont au Mexique, leurs femmes sont malheureuses et n’ont pas les moyens d’existence en Nouvelle Calédonie, on ne veut pas les garder ici, on nous les laisse à bord ; de sorte que ces dames auront fait au frais du gouvernement le tour du monde à la recherche de leurs époux que l’autorité maritime de Brest savait ou ne savait pas être où nous allions. Voilà une preuve d’incurie ou de manque absolu de toute conscience qui donne aux contribuables une idée de la façon dont on dépense leurs pauvres piastres ; et un commandant s’amuse à faire le rogne-liard en relâchant un jour de moins pour économiser un millier de francs lorsque des idiots ou des ignorants maniant des affaires qu’ils ne connaissent pas gaspillent par ce fait les quinze mille francs environ que vont coûter ces deux passagères.

Le commandant vient de me donner une chambre à bord, il m’a institué le gardien des montres et je vais habiter le local dans lequel elles sont placées ; je me réjouis d’en prendre possession, je vais être bienheureux d’avoir les coudées franches. J’ai offert à mon camarade Bonnet qui ne sera pas logé, puisqu’il n’y a pas assez de chambres vides de profiter de mon chez moi pour se mettre un peu au large. Notre chef de poste sera aussi mis dans ses meubles; maintenant s’il nous vient quelque particulier désagréable au poste, nous voilà sauvés ; nous paraîtrons au poste pour les repas et nous le fuirons aussitôt après pour nous barricader chez nous. J’aurai de grandes armoires, une couchette ou petit lit, une étagère pour mes livres, un bureau de travail ; si vous comparez ce confortable avec celui dont je jouissais vous trouverez comme moi une sensible différence ; dès que ma chambre sera évacuée je la ferai installer pour moi, je compte en prendre possession au moins deux jours avant le départ.

[1]  Créé en 1854, Port-de-France est le centre administratif et militaire de la présence française en Nouvelle-Calédonie. Cette ville prend le nom « Nouméa », d’origine kanak le (agm, ex Wikipedia )

[2] Action par laquelle un voilier se rapproche du lit du vent.

[3] Sic.

[4] Goélette en bois (1858-1883).

[5] Pavillon triangulaire, plus court et plus large que la flamme.

[6] Aviso à hélice de 2ème classe (1859-1877).

Intro au 2e voyage de Ch. Antoine    13e extrait du 2e voyage    15e extrait du 2e voyage

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