Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 15e extrait

La Sibylle passe 8 jours en Nouvelle Calédonie et Charles Antoine nous livre quelques réflexions désabusées, mais nous conte aussi les péripéties traversées par deux expéditions, l’une bien organisée et l’autre totalement improvisée.

27 mars 1865

Le Coëtlogon a mouillé le 25 ramenant nos troupiers, on les a mis à terre pour préparer leur embarquement qui aura lieu dans quelques jours. Le Fulton et l’Iphigénie sont arrivés hier, ils ont fait une belle traversée comme rapidité, la frégate a reçu un orage très fort à peu près dans les parages où nous en avions ressenti un nous-mêmes. L’aviso apportait le courrier ; dans la soirée j’ai reçu votre lettre du 26 debre [1], elle était seule et bien courte.

On me l’a remise à terre et j’ai été la lire en pleins champs (manière de parler pour dire hors de la ville qui n’est peut-être pas très exacte ici). Pendant deux heures j’ai marché sous le soleil me sentant léger comme une plume, ayant en tête les souvenirs les plus agréables. Votre froid de douze degrés au-dessous de zéro me semblait drôle, car j’avais au même moment une température de 25 à 30 qui eût été bien insupportable si une petite brise n’eut rafraîchi l’atmosphère….

Pauvre Nouvelle-Calédonie, comme tu es misérable ! La colonie se développe bien lentement, qui accuser ? Je crois que c’est d’abord la grande indifférence dans laquelle on vit en France pour les pays éloignés, c’est là je crois la principale raison ; peut-être aussi les efforts des quelques rares colons qui sont ici ne sont-ils pas secondés comme ils pourraient l’être par le gouverneur. On dit ici les choses les plus contradictoires sur son compte, il est très difficile de juger ; il travaille énormément mais il passe pour changer souvent de résolutions et on lui reproche d’être très colère tout en étant au fond un assez brave homme. Je me suis dispensé cette année d’aller au gouvernement, du reste les aspirants n’y ont pas été invités ; je n’ai pas voulu m’exposer de nouveau à être questionné au sujet de personnes que je ne connais même pas de nom. Notre Commandant et quelques autres officiers y vont quelques fois, ils se louent beaucoup de l’amabilité de leurs Seigneuries, il paraît que Lord Guillain daigne ouvrir la bouche, honneur qu’il ne m’a fait le jour où j’ai dîné à sa droite chez lui. Le bruit court qu’il sera remplacé avant peu et on ne sait pas encore par qui ; des gens qui se disent bien renseignés prétendent qu’il n’est plus bien en cour, d’autres disent qu’il n’a jamais été mieux.

Le courrier arrivé hier a apporté l’ordre de faire rentrer le petit vapeur en France, il partira quelques jours après nous pour Sydney et fera ensuite route pour France en relâchant souvent pour faire du charbon et des vivres. La colonie va se vider tout d’un coup, l’Iphigénie part le 1er avril, nous partons le 4 et le Coëtlogon le 6 ou le 10. Il n’y a que nous qui allions à Taïti, l’autre frégate arrivera à Brest bien avant la Sibylle. De longtemps je crois, cette dernière ne reviendra par ici ; voilà les garnisons relevées, il est probable qu’on ne mettra plus 4 frégates en route chaque année pour transporter une centaine d’émigrants, or la Naïade  vient de rentrer, l’Iphigénie arrivera avant nous, la Sibylle ne partira que la troisième ce qui portera son prochain départ pour ces pays à un an au moins. Si on se décidait à transporter le pénitencier de Cayenne en Nouvelle-Calédonie, il y aurait pourtant de nouvelle besogne, alors on remettrait en route toutes les gabares.

La relâche de ce voyage laissera ici des souvenirs : une petite expédition de recherche est partie il y a trois jours, elle doit traverser le pays par terre et revenir de même ; elle est composée du parent du Commandant qui voyage avec lui, d’un enseigne de vaisseau et de deux lieutenants d’infanterie de marine ; le Gouverneur leur a donné toutes les facilités possibles, il est enchanté de l’occasion et espère que les récits de ces voyageurs feront connaître la colonie en France, il leur a remis des lettres pour tous les chefs indigènes, ces derniers ont ordre de prêter aide et assistance à l’expédition et de lui faire voir le pays et ses habitudes dans leurs moindres détails.

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Palétuviers en Nouvelle Calédonie -12 novembre 2003
Les explorateurs de 1865 ont certainement rencontré le même type de mangrove

Un interprète indigène et cinq Kanacks sont partis avec ces messieurs, ils portent les vivres sur leur dos. Il est probable que les explorateurs mettront plusieurs jours pour traverser la terre dans sa moindre largeur ; il y a plusieurs rivières à traverser à la nage et pas de route battue, ils suivent des sentiers qui leur font escalader des montagnes et franchir des vallées, les unes très hautes les autres également profondes. La Campagne doit durer une dizaine de jours, les moustiques se régaleront, on dit qu’il y en a beaucoup dans l’intérieur.

Hier trois de mes collègues ont voulu faire une partie de promenade pour employer le dimanche. À 7 heures du matin ils sont partis avec ce qu’il leur fallait pour déjeuner, ils étaient seuls dans le youyou du bord ; le départ n’eut rien de bien remarquable, ils avaient une petite brise favorable, beau temps et belle mer.

À 9 heures ils étaient à une dizaine de milles dans le Nord par rapport à nous, près de la côte dans une baie bien calme où ils mirent pied à terre pour déjeuner. On fit une petite promenade, l’un chassant, l’autre cherchant des insectes, le troisième coupant des cannes, à 2 heures ils se remirent en route, mais la brise avait fraîchi ; les gaillards qui étaient venus vent arrière avaient donc vent debout et la mer avait un peu grossi. Jusqu’à minuit ils louvoyèrent cherchant à revenir à bord ; un instant ils eurent l’idée d’amener leurs voiles pour mettre à l’aviron, mais ils n’étaient que deux valides, le troisième était le malade, il ne fallait pas songer tirer grand parti de ce moyen, ils continuèrent à marcher à la voile. Enfin à minuit voyant qu’ils n’avançaient presque pas et craignant de faire fausse route ils cherchèrent à accoster une plage pour y mettre le youyou à sec et dormir jusqu’au lever du soleil ; mais nouveau malheur, ils se trompent : au lieu d’aborder une plage de sable ils viennent se planter sur un gros pâté de corail ayant bien de la chance de ne pas défoncer leur embarcation. Ils essaient de se tirer de là, impossible ; alors ils prennent quelques précautions pour empêcher le canot de chavirer et s’endorment. À trois heures, la mer ayant monté à cause de la marée, ils se trouvent à flot, s’éloignent de la côte et mouillent, ils se rendorment jusqu’à 5 et appareillent pour revenir à bord. Pendant ce temps on était très inquiet à bord, on leur croyait beaucoup moins de vivres qu’ils n’en avaient réellement, on se doutait à peu près de ce qui avait pu les retarder mais on commençait à craindre toutes espèces de choses. Dès le branle-bas le Commandant donna l’ordre d’armer un canot, de lui donner des vivres pour un jour, d’y placer un compas de route, une carte, tout ce qui serait nécessaire pour explorer les parages où on supposait le youyou. Bonnet en prit le commandement et avec ma Binoche [2] on mit en route gréés comme pour une campagne de six mois. À 3 milles à peu près de notre mouillage vers 6 heures 1/2 on aperçut l’expédition, courut sur elle et captura les déserteurs qui étaient très fatigués mais sans avaries graves. À 9 heures, ils rentraient à bord ; l’équipage savait qu’on les croyaient perdus, tout le monde était sur le pont pour les voir arriver, on rit un peu de leur mésaventure et on les blâma de s’être mis en route sans emmener un ou deux matelots capables de leur donner un bon coup de main dans les circonstances où l’on a besoin de force.

3 avril

C’est de ma chambre que je vous écris ; depuis deux jours je couche dans un lit et suis dans mes meubles. Cette nuit j’ai été tout étonné en me réveillant de me trouver dans l’obscurité ; quand je me suis senti sur un grand matelas, j’ai cru un instant que j’étais couché dans la chambre voisine de celle de grand-père parce que j’entendais ronfler près de moi.

Mon domaine est borné au nord c.a.d. sur l’avant par le poste des aspirants ; au sud sur l’arrière par la chambre d’un officier passager ; il se trouve à tribord, a par suite la muraille du bâtiment pour le limiter de ce côté, enfin il ouvre sur le faux pont près de l’endroit où se trouve notre office. J’ai un hublot pour m’aérer et m’éclairer, il est placé en face de ma porte c’est-à-dire qu’un léger courant d’air allant de l’un à l’autre renouvelle celui de ma chambre. Pour meuble j’ai une couchette en fer garnie de trois matelas, une commode dont la partie supérieure me sert de bureau, une armoire très vaste, une étagère où sont tous mes livres, l’armoire qui renferme les montres, le tout fourni à moi-même par ce que nous appelons la Princesse [3], enfin un pot à eau et une cuvette monumentals (sic) que j’ai achetés 10 francs.

Les explorateurs sont rentrés hier, l’un d’eux avait renoncé et était de retour depuis le surlendemain de leur départ. Ils ont beaucoup fatigué, les moustiques les ont mangés, ils ont marché sous le soleil ou bien avec des pluies abondantes par des routes incroyables. D’après eux le pays qu’ils ont traversé est magnifique, la végétation est luxuriante, ils n’ont vu que vallées et montagnes, le terrain est très accidenté. Les Kanacks ne les ont pas inquiétés un seul instant et ceux qui faisaient la route avec eux leur ont paru de bonnes gens très durs, patients, sobres. Ils n’ont pas mis moins de cinq jours pour traverser l’île ; ils allaient à Kanala où nous avons un poste assez important, quand on les a vus arriver tout le monde a été sur pied, leur apparition a causé un branle-bas général. Ils ont pris un jour pour se reposer et, en se hâtant pour ne pas manquer la frégate, ont fait la route de retour en quatre jours. Il paraît que les villages ne sont pas très nombreux et que l’anthropophagie (sic) est réellement une des mauvaises habitudes de ceux qui les habitent. Dans les occasions solennelles les Kanacks dansent le pilou-pilou [4] ; les chefs et les riches se tiennent autour d’un grand feu très serrés les uns contre les autres et entourés des musiciens aussi rapprochés d’eux, ces derniers sifflent et tirent de quelques instruments fort grossiers les sons les plus discordants, tous les guerriers, les femmes même, les uns avec un casse-tête les autres avec une sagaie, en costume de fête, courent et dansent en formant un grand cercle autour des chefs, ils hurlent à qui mieux mieux prennent les poses les plus variées et les plus drôles et tournent toujours. Le tout se passe à la lueur du grand feu du milieu, ceux qui ont vu ces pilou-pilou disent que c’est effrayant et lugubre. On continue à s’ébattre ainsi toute la nuit, plusieurs personnes croient que les choses ne se passent pas aussi innocemment que cela et que dans le milieu on égorge des victimes désignées et qu’on les fait rôtir sur place ; dernièrement après une grande fête dix femmes ont manqué à l’appel des humains, on prétend qu’elles avaient été mangées. Si ces bruits prennent plus de consistance il est probable qu’un beau jour on forcera le cercle par surprise pour pénétrer au milieu de messieurs les aristocrates du milieu qu’on arrangera en conséquence quand on sera convaincu de leur culpabilité.

Ce matin, nous avons changé de mouillage, le commandant s’est rapproché de l’entrée de la rade et mis en position de façon à pouvoir sortir avec les vents qui règnent le plus généralement par ici. Demain matin nous embarquons cent quarante hommes et un officier rentrant en France, nous avons déjà pris à bord dix-sept disciplinaires congédiés. Nous partirons probablement dans la journée, je voudrais déjà être à la mer depuis huit jours le temps nécessaire pour acclimater nos nouveaux passagers. Dans tous les cas je regretterai peu ce pays-ci ; je ne le regretterai pas du tout si je n’y avais trouvé quelques camarades du dernier voyage que j’ai eu beaucoup de plaisir à revoir.

Nous serons à Taïti vers le 20 mai et nous en partirons dans les premiers jours de juin. Je vous écrirai de Papeete et peut-être sera-ce pour la dernière fois de ce voyage car il est probable qu’entre Taïti et Brest nous ne relâcherons pas. J’espère que la frégate sera en France pour le 15 octobre ou dans les environs de cette époque.

Je me porte bien et suis heureux à bord surtout depuis qu’on m’a donné une chambre ; portez-vous bien et n’ayez aucune inquiétude sur mon compte.

Faites mille amitiés de ma part à nos parents et amis ; embrassez pour moi les oncles, tantes cousins, cousines. Je vous embrasse ainsi que grand-père

Ch. Antoine

[1] Date incertaine pour cause d’illisibilité du mot supposé être décembre.

[2] Désigne Charles Antoine (agm). Le patronyme binoche est attesté dans l’Yonne avec le sens de binette (outil pour sarcler) (source : Wikipedia). Ici, il est utilisé au même sens figuré actuel de trombine.

[3] Cette expression signifie que l’on bénéficie de quelque chose gratuitement, payé par une personne riche, une entreprise ou une administration. On l’emploie depuis 1828.

[4] Le pilou (francisation du terme local pila, « danse »), ou pilou-pilou, est une danse traditionnelle kanak, à l’occasion d’une fête religieuse, sociale et de prestige clanique. Sources : Wikipédia

 

Intro au 2e voyage de Ch. Antoine                    14e extrait du 2e voyage

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