En dehors des soucis de mal de mer subis par certains passagers, Charles Antoine nous donne l’occasion de s’interroger sur la situation à l’Île de Madagascar, lieu d’une guerre franco-malgache dans laquelle les anglais n’interviennent que par le biais des missionnaires de la Société missionnaire de Londres et enveniment le conflit.
L’escale à Mahé sera de courte durée en raison de la présence de la petite vérole (variole) sur l’Île empêchant tout débarquement.
Dimanche 9 décembre.
L’abbé vient de dire la messe comme d’habitude ; il a eu un certain mérite à le faire car il souffre de douleurs rhumatismales dans les jambes et il a été forcé de rester couché toute la journée d’hier. La jeune dame malade va un peu mieux, tout le monde s’intéresse à elle. Hier son mari l’a apportée sur le pont, on aurait dit un père portant sa fille, c’était très touchant.
Le petit garçon, Jules, continue à demander des couleurs à tout le monde il est caressant et vous embrasse à pleine bouche quand on joue avec lui.
Un autre malade, c’est le clergyman anglais. Ce pauvre diable, qui avait des coliques hier, s’est administré de l’émétique [1] dans la journée, en cela rien de mal, mais n’a-t-il pas eu la malencontreuse idée de manger au dîner autant ou peu s’en faut que d’habitude après avoir
déjà mangé au tiffin [2]. Il a été malade comme une bête à partir de 7 heures du soir…
Nous n’avons rien appris aux Seychelles, il parait qu’il n’y a rien de nouveau à Bourbon et à Madagascar.
La Division navale et les troupes à terre font, l’arme au bras, le blocus des côtes; les Hovas [3] font de même à quelques kilomètres ou quelques lieues de la mer ; on se regarde en chiens de faïence avec des longues-vues, et on se demande qui se lassera le premier. Comme nous tenons les douanes et que nous empêchons toute communication, ou à peu près, des Hovas avec l’extérieur, il est certain qu’ils en sont gênés, les cris de paon que poussent les missionnaires anglais qui les inspirent dans les correspondances qu’ils ont pu faire parvenir à Maurice [4] et qui ont été publiés dans des journaux en sont la preuve certaine [5].
C’est l’évêque anglais qui dirige et encourage la résistance, il comptait beaucoup sur un appui avoué du gouvernement de la reine Victoria, mais celui-ci ne lui en accorde qu’un très platonique et peut-être cet excellent évêque rabattra-t-il de ses prétentions, ce qui pourrait amener les Hovas à en passer par où nous voulons.
Les missionnaires anglais qui ont établi l’influence anglaise à Madagascar y travaillent depuis 1815. Ils ne sont pas sans mérite… Mais ils veulent trop à la fois, ils veulent Madagascar sans partage et pourtant il y a place pour d’autres qu’eux sur cette grande terre. Ce sont des Méthodistes, ils n’appartiennent pas à l’église Anglicane, notre clergyman passager s’est défendu d’avoir rien de commun avec eux. Les missionnaires méthodistes sont beaucoup plus des agents politiques et commerciaux que des hommes de religion.
Le fameux Shaw [6] a réellement agi comme un mauvais drôle avec nous ; pendant que nous étions en pleine hostilité avec les Hovas à Tamatave et qu’ils venaient nous y attaquer la nuit, ce Shaw recevait chez lui des Hovas qui venaient le renseigner sur nos mouvements et opérations, il entretenait des intelligences avec l’ennemi ; si un Français se permettait jamais de faire la même chose dans un pays avec lequel les Anglais seraient en guerre, le général ou l’amiral Anglais le ferait pendre sans pitié. Il y a loin de ce procédé avec ceux dont a usé l’amiral Pierre !
L’arrivée aux Seychelles nous a fait quelque plaisir. L’île de Mahé, la principale du groupe, est une terre haute, verte et boisée, dont la vue repose l’œil agréablement ; la brise nous apportait de bonnes odeurs de la campagne des tropiques.
Le mouillage est excellent, les navires sont parfaitement abrités et peuvent être très près de terre. Un navire de guerre Anglais a apporté ici un malade de la petite vérole. On la croyait bénigne ; elle s’est propagée parmi les noirs chez lesquels elle est devenue dangereuse. Le pays est considéré comme contaminé et on ne communique pas avec lui. Nous avons débarqué la correspondance, mais rien que cela ; on n’a pas même remis à l’Agent de la Compagnie (qui est Agent Consulaire de France) des caisses de vivres et provisions qu’on lui apportait de Marseille ; on a craint de se compromettre aux yeux des commissions sanitaires de Maurice et de Bourbon qui sont impitoyables.
Après avoir repris la correspondance nous avons appareillé abandonnant ces pauvres gens des Seychelles à leur mal. Malheureux sort. J’aimerais à revenir dans ce beau pays quand la petite vérole n’y régnera plus. Le jeune Guérard, fils de l’ingénieur d’Amiens, l’habite avec sa jeune femme. Il monte ici une fabrique de savon. Son cousin Ehrmann ne croit pas qu’il réussisse. Ils sont en froid.
Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=15800901
https://en.wikipedia.org/wiki/First_Madagascar_expedition
Nous avons appareillé 3 heures après notre arrivée, par un beau clair de lune et nous avons repris notre course.
Je n’ai pas été fâché de ne pas trouver le Boursaint sur rade. Minier m’aurait peut-être débarqué si j’avais beaucoup insisté ; on m’aurait mis dans un youyou infecté d’acide phénique qu’on aurait filé derrière au bout d’une corde sans un homme ni quoi que ce soit autre que les sacs de dépêches, mais on n’aurait rien débarqué de mes bagages. Il aurait ensuite fallu courir à Bourbon pour les rattraper, et en attendant j’aurais commandé mon bateau sans rien de ce qui m’aurait été nécessaire pour y vivre, pour m’habiller, pour m’équiper etc… Je m’attends à trouver mon bateau soit à St Denis, soit à St Paul où l’on construit un port dans lequel, dit-on, les navires de la taille du Boursaint peuvent déjà entrer. J’ai fait hier un peu plus ample connaissance avec Madame Ehrmann qui est toute jeunette. Son père et sa mère, enceinte comme elle, sont aussi sur le paquebot, ils venaient de Paris où ils avaient essayé de s’installer, c’est le second essai du genre qu’ils font. Ils ont laissé 4 fils à Paris à Sainte Barbe [7], ils ramènent une jeune fille de 15 ou 16 ans et trois petits enfants qui se suivent de près, en comptant Madame Ehrmann, celui qui va naître aura le numéro 10. On va bien à Maurice.
[1] Vomitif.
[2] Un tiffin est en Inde un repas léger, traditionnellement pris dans le cours de l’après-midi, un goûter actuel.
[3] Dans sa signification la plus courante à Madagascar même, le terme hova désigne la plus importante subdivision du peuple merina, correspondant aux gens du commun. Sur l’origine des Hovas. Presque tous les anthropologistes admettent que les Hovas, de la caste des nobles (Andriana), sont d’origine malaise, parce que la langue malgache a une grande affinité avec celle des Malais, et parce que les Hovas sont considérés comme ayant une grande ressemblance avec ce dernier peuple. Dans pratiquement tous les cas de figure, la traduction du terme hova réclame toujours beaucoup de précautions. (Lire la « Revue des Deux Mondes » tome 72, 1885 Th. Hallez « La question de Madagascar – Les Sakalaves et les Hovas »)
[4] Île Maurice : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Ele_Maurice située dans l’Ouest de l’océan Indien, au cœur de l’archipel des Mascareignes, entre La Réunion à l’ouest, et l’île Rodrigues à l’est. La capitale est Port-Louis. Ancienne colonie néerlandaise (1638-1710) et française (1715-1810), Maurice est devenue une possession coloniale britannique en 1810 et cela jusqu’en 1968, année de son indépendance.
[5] La guerre de Madagascar : Jean Ganiage de l’Université Paris-Sorbonne a raconté cela en détail dans la revue d’histoire Persée en s’inspirant notamment du travail de Guy Jacob qui a entrepris une thèse d’état en 1996 sans pouvoir la soutenir en raison de son décès en 1998.
https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1999_num_86_322_3725
Vous trouverez un résumé très succinct sur Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_guerre_franco-malgache
[6] Shaw : Missionnaire de la London Missionary Society (LMS)
[7] Le collège Sainte-Barbe était un établissement scolaire parisien fondé en 1460 sur la montagne Sainte-Geneviève et situé rue Valette. Il était jusqu’en juin 1999, date de sa fermeture, le plus vieux collège de Paris. Ses bâtiments, construits par Ernest Lheureux et réhabilités par Antoine Stinco. L’Association amicale des anciens barbiste, fondée en 1820, reconnue d’utilité publique en 1880, est la plus ancienne association d’anciens élèves de France.
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