Charles Antoine en transit sur le Melbourne – 8e partie

Ce sont les derniers jours que passe Charles Antoine sur le Melbourne. Il est un peu inquiet pour la suite et son moral s’en ressent. Il nous livre malgré tout quelques anecdotes, notamment à propos du clergyman anglais, bien mal en point ainsi que de la famille Henriot.

Dimanche 9 décembre (suite)

Pour charmer les loisirs de la relâche d’hier soir et pendant un grain de pluie qui avait rendu le pont peu habitable malgré les tentes, on faisait de la musique dans le salon des premières.

Mademoiselle Le Clésio qui joue bien du piano avait joué divers morceaux, accompagné un Suisse qui a un certain talent sur le violon et deux ou trois chanteurs français et anglais, elle accompagnait un de ces derniers qui chantait une espèce d’hymne dans laquelle revient au bout des versets le mot excelsior (plus haut, plus haut les chœurs) qui se répète avec une certaine solennité, quand, à la fin du 3ème verset, au moment où le chanteur le prononçait, le Révérant a commencé ses vomissages en rugissement, le chanteur, la pianiste sont restés courts et tout l’auditoire s’est demandé s’il allait rire ou pleurer. On s’est contenu, mais on a fermé le piano et on s’est précipité vers le pont où j’ai vu arriver tout ce monde sans trop savoir ce qui s’était passé, je ne l’ai su qu’après. Décidément je n’aurai pas encore cette fois mon premier accès de goutte, je marche comme tout le monde. J’aurais été bien ennuyé si j’étais entré en fonction sous d’aussi tristes auspices.

Lundi 10 décembre.

Toujours à fond de train sur la Réunion. Le temps reste superbe. Nous sommes entrés cette nuit dans la région des alizés de S.E., le vent rafraîchit l’air.

Nous approchons et me voilà tout à fait dans les parages où je dois passer quelque chose comme une année de mon existence. Je pensais ce matin que je pouvais me considérer comme quittant Brest sur un vaisseau transport faisant le voyage de Nouvelle Calédonie, le Fontenay par exemple qui doit faire le plus prochain, et que mon absence devant être d’une durée semblable à la sienne, je ne serais pas loin d’être au milieu des miens quand il arrivera à Brest.

Notre jeune dame malade est toujours bien souffrante. Le Clergyman l’est passablement aussi, il se soigne très mal et fait bien des imprudences.

Brimaud ne m’ayant pas envoyé pour sa femme le petit paquet qu’il m’avait annoncé, je ne me donnerai pas la peine de courir après la susdite… La famille de Brest n’a jamais pu avoir de renseignements précis sur la famille de Madame, Brimaud qui n’en a pas donné tient évidemment à ce qu’on n’en ait pas, il y a donc intérêt pour conserver ma neutralité parfaite à ne pas connaître les gens qui ont conservé cet incognito aux yeux des Brestois.

Monsieur Ehrmann vient de me donner des timbres de la poste de Maurice, de l’Inde et d’Australie. Je les décollerai et je les enverrai aux enfants avec les indications nécessaires pour qu’ils sachent où les mettre et s’intéressent au point de vue géographique aux pays d’origine. Ils partageront avec Pauline[1]. Ce Monsieur est très gracieux. Nous sommes invités par lui et par sa femme, mon second et moi, à aller les voir quand nous irons à Maurice. Il m’a promis de m’expédier de ce point qui est en relation avec les missionnaires anglais de Madagascar tout ce qu’il saurait comme venant d’eux, ces informations pourront avoir beaucoup de valeur pour nous. Les mouches sont insupportables. C’est la première fois qu’elles m’ennuient pareillement depuis que je suis sur le Melbourne. Le panka [2] les chasserait, mais il ne faut pas que je prenne l’habitude des chasse-mouches et éventails, je n’aurais pas ce luxe sur le Boursaint.

Je continue à m’acclimater à la chaleur très heureusement, je n’en souffre pas du tout, je porte encore sans transpirer le complet gris brun que ma femme m’a fait faire chez Chibout [3] à mon retour de Chine. Chère petite femme, mon premier mouvement a été de me défendre de le porter, et maintenant je ne peux plus le quitter !

Mardi 11 décembre

Nous arriverons cette nuit vers minuit. La mer est houleuse depuis la première fois depuis notre départ de Marseille, il est probable que la rade de St Denis sera peu hospitalière avec cette houle et que nous roulerons au mouillage. Le débarquement sera incommode, je m’en préoccupe pour mes nombreux colis.

Je suis bien anxieux, trouverai-je mon bâtiment ? S’il n’est pas là, trouverons-nous sur rade un des transports de la station ?

Je me soucierais peu de prendre passage sur le petit vapeur qui fait le service de Bourbon à Madagascar ; il faudrait encore transborder mes énormes bagages deux fois, et comme ce rafiot ne part que le samedi, j’aurais à passer plusieurs jours à l’hôtel en attendant son départ ; tout cela me coûterait fort cher, je voudrais éviter ces nouvelles dépenses, je suis si las de vider mes poches dans toutes les caisses autres que la mienne ! Me voilà au but. Que fait-on ici et quel est le sort qui m’attend dans mon nouveau poste ? Je ne l’affronte pas sans une certaine crainte, de lourdes responsabilités pèseront sur moi. L’amiral Duberquois [4] m’a cependant donné un peu de confiance en me disant qu’il était sûr que je ferais un bon capitaine. Fasse Dieu qu’il ne se soit pas trompé dans ses prévisions !

Antoine Louis Roussin (Français, 1819-1894) : Habitation de Théodore Cazeau à Salazie, Réunion, après 1842 (débarquement de Roussin à l'île Bourbon (Réunion); Théodore Cazeau était installé à Salazie depuis 1830) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Salazie

Antoine Louis Roussin (Français, 1819-1894) : Habitation de Théodore Cazeau à Salazie, Réunion, après 1842 (débarquement de Roussin à l’île Bourbon (Réunion); Théodore Cazeau était installé à Salazie depuis 1830) – https://fr.wikipedia.org/wiki/Salazie

Le médecin du bord fait débarquer Madame Henriot, son mari qui ne peut l’abandonner débarquera avec elle il va l’installer à l’hôpital de Salazie [5] qui est dans la montagne, elle y retrouvera la fraîcheur et se remettra probablement assez pour pouvoir continuer son voyage par le courrier suivant. Jules, toujours abandonné à lui-même sur le pont pendant que son père est auprès de sa mère qui ne veut personne autre pour la soigner, est devenu insupportable comme les mouches qui commencent à devenir plus qu’indiscrètes.

Le clergyman va mieux, on l’a monté sur le pont. Il faut qu’il ait été rudement secoué, il faut qu’on le tienne pour qu’il aille jusqu’aux salles de bains. Le médecin impatient de ses enfantillages commence à le traiter un peu comme un enfant gâté et à le rudoyer.

On fait ses malles, on s’apprête à sauter à terre dès l’arrivée ou au plus tard demain matin. J’avoue que je ne suis pas très pressé de m’en aller, on est bien ici et il y a tant d’inconnu dans ma situation je dirais que je ne suis pas pressé de partir.

[1] (1877-1944) fille d’Émile Antoine, jeune frère de l’auteur de ces courriers.

[2] Un panka, punka ou ponka est un grand éventail originaire d’Orient consistant en un écran de toile que l’on suspend à un plafond et que l’on actionne ensuite au moyen d’une corde et d’une poulie.

[3] Charles-Georges Chibout, tailleur d’habits, Lunéville.

[4] Joseph marie Didier DUBOURQUOIS (1828-1895). Il était Commandant en chef la Division navale des Mers de CHINE et du JAPON, pavillon sur le cuirassé « ARMIDE » quand Charles y était. Vice-amiral le 17 août 1882.

[5] Salazie est une commune française, située dans le département en région de La Réunion. Salazie se situe au centre de l’île, au nord-est du Piton des Neiges, dans le cirque naturel du même nom. L’ensemble du territoire communal se trouve dans les Hauts. Ceci explique la devise de Salazie : « Au cœur de l’île rayonne ». La découverte des sources thermales en 1831 à BrasSec et en 1832 au lieu-dit Bé-Mahot permet la croissance du village d’Hell-Bourg vers un apogée autour de 1875. Cette croissance est fortement liée au thermalisme et au rôle joué par les thermes d’Hell-Bourg. L’Hôtel des Thermes (ancien hôpital militaire) était le rendez-vous « à la mode » des curistes anémiés puis, à la suite de difficultés financières, les sources sont fermées puis détruites par les cyclones successifs.

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