Charles-Antoine quitte le Malbourne pour prendre une chambre d’hôtel à St Denis de la réunion d’où il rejoindra le Boursaint à Tamatave avec l’aide du commandant Esmez, sur le Nièvre. Le contenu de ses bagages personnels peut surprendre et ses remarques à propos de la situation sur les bateaux en faction devant Madagascar donnent un aperçu surprenant de cette guerre franco-malgache qui s’achèvera le 17 décembre 1885 par un traité d’alliance et de protectorat.
Ainsi s’achève le récit de cet intermède entre deux missions de Charles Antoine
St Denis, le 13 décembre 1883.
Nous sommes arrivés dans la nuit du 11 au 12 à 2 heures du matin. Contrairement à nos prévisions la mer était superbe en rade.
Je suis descendu à terre le 12 de bonne heure et me suis installé à l’hôtel de l’Europe, le seul passable de St Denis.
En arrivant à terre j’ai trouvé le commandant Esmez [1] du Nièvre que je connaissais un peu et qui s’est mis à ma disposition très complaisamment. Il m’a débrouillé tout de suite, et j’ai en même temps su tout de suite que je rallierais le Boursaint à Tamatave par son propre bateau en train pour le moment de faire son charbon à St Paul et dont le départ est annoncé pour demain 14 décembre.
Le Boursaint est allé récemment à Zanzibar, mais on pense qu’il doit être rentré à Tamatave. Je me suis occupé de mes bagages dans l’après-midi. Ils m’ont donné bien de l’occupation et quelques ennuis. Un de mes sacs de pommes de terre est perdu. Plusieurs caisses sont arrivées très maltraitées. J’ai été obligé de refaire ce matin même une de celles qui contenait ma vaisselle, elle était en bottes. Chose étonnante, je n’ai trouvé qu’une assiette cassée dans cette caisse. Je m’attends à des surprises désagréables à l’arrivée à destination, je n’aurai pas la même chance pour toutes. Toutes mes caisses ont été rembarquées cette après-midi sur la Nièvre venue de St Paul après avoir fait son charbon.
Demain matin mes bagages personnels suivront, et moi-même je me mettrai en route avec le bateau qui partira le soir à 5 heures et demie. Nous arriverons à Tamatave dimanche soir ou lundi matin.
Me voilà tout à fait en campagne.
La Réunion m’a produit une bonne impression, de beaucoup supérieure certainement à l’idée du pays que m’avaient laissé mes passages en 1863 et 1865. Il y a une grosse différence entre la vie que je menais sur la rade très inhospitalière et celle que l’on peut mener à terre, le pays est beau et vert. Il ne fait pas très chaud, les matinées et les soirées sont excellentes, les nuits sont fraîches.
On me dit beaucoup de bien du Boursaint. Il parait qu’il est très bien tenu et que l’État-major est très bon. Ce sont des nouvelles très encourageantes. Il n’est pas immobilisé sur une rade, il navigue assez souvent, je ne pouvais rien demander qui m’aille mieux ; je craignais les trop longs séjours sur la côte de Madagascar où, paraît-il, on s’ennuie mortellement.
14 décembre.
Voilà tous mes bagages à bord ou en route pour le bord ; il est 10 heures ; j’ai encore cinq heures à passer à terre pour écrire mes lettres et me promener une dernière fois dans ce pays si vert et qui me parait un lieu (?) auprès de celui sur les côtes duquel je vais vivre pendant un an.
J’ai été présenté hier soir au Gouverneur [2], c’est un homme extrêmement aimable dont tout le monde se loue beaucoup, particulièrement les officiers de marine. Il y a quatre ans qu’il est Gouverneur de la Réunion, en ces temps d’instabilité gouvernementale, c’est très remarquable, et extrêmement flatteur pour lui. J’ai été parfaitement reçu. Décidément on me traite en commandant ; le Gouverneur m’en a donné tout le temps ; il faut absolument que je me figure que je suis devenu un très grand personnage. À l’hôtel les moricauds et le gérant me traitent comme un ambassadeur. Je commence à voir un peu clair dans la question de Madagascar, le commandant de la Nièvre m’en a entretenu longuement hier.
Je crois que le Gouvernement se considère comme plus engagé qu’il ne l’aurait voulu. Mal renseigné ou trop confiant, il a donné l’ordre à l’Amiral Pierre d’agir vigoureusement, pensant que des actes de vigueur intimideraient les Hovas et les forceraient à accepter des conditions de paix qui auraient fait à nos nationaux des avantages qu’il n’était pas inutile de rechercher, il faut le reconnaître. Mais on croyait en finir en montrant les dents et c’est en cela qu’on s’était trompé. Les Hovas n’ont point été intimidés, ils n’ont pas résisté, ils se sont retirés devant-nous, mais pas plus loin que la portée de nos armes. On n’est pas plus avancé qu’avant, les résultats des sacrifices faits jusqu’à ce jour sont nuls, il faudrait poursuivre l’œuvre commencée et pour cela opérer avec des troupes de plusieurs milliers d’hommes. Là est la question !
On dit que le gouvernement français serait disposé à accepter une solution quelconque qui sauve l’honneur du pavillon et mette fin à l’affaire. Cela n’arrangerait pas tout à fait les gens de Bourbon pour lesquels Madagascar a plus d’intérêt que pour la métropole.
La Division navale bloque la côte et tient les deux ports par lesquels Tananarive la capitale de Hovas communique avec la mer, elle y perçoit les douanes pour le compte de la France, mais cela ne rapporte rien, le commerce étranger s’abstient. Tamatave et Majunga qui sont ses deux ports sont abandonnés à peu près complètement ; les Hovas bloquent par terre ce que nous bloquons par mer, rien n’y arrive.
La frégate Amirale ne bouge pas de Tamatave, elle est brillante de tenue, elle fait des exercices. Le bâtiment commandé par un capitaine de vaisseau est en station devant Majunga sur la côte N.O. Les autres navires de la station courent, vont et viennent. Le Boursaint me parait avoir pour centre Tamatave, c’est-à-dire qu’il y revient toujours après ses courses.
La guerre n’a pas été meurtrière. Depuis le commencement des opérations, nous n’avons eu ni un tué ni un blessé par arme à feu [3]. L’état sanitaire n’est pas très satisfaisant, mais il n’a rien d’inquiétant. Les jeunes soldats de l’infanterie de marine, qui ont peu de résistance, ont eu de fréquents accès de fièvre, mais il leur a suffi de quinze jours de repos à la Réunion et autant dans la montagne à Salazie pour se remettre. On a changé les compagnies, on en a ramené à St Denis. J’ai été assez étonné de voir autant de soldats à la Réunion, je les croyais tous à Madagascar.
Sur les bâtiments on se porte bien ; quelques hommes qui ont été employés à terre ont eu de la fièvre, mais ils se sont remis à bord et la navigation leur a fait beaucoup de bien.
En résumé, rien d’alarmant, rien d’inquiétant pour nos familles. On s’ennuie voilà tout, ceux qui, comme moi, n’ont qu’une année à passer dans le pays prendront leur ennui en patience, c’est le seul remède.
L’Allier, ce transport par lequel l’amiral Lespes [4] voulait me faire partir pour que j’arrive plus vite, n’est pas encore en vue, on l’attend impatiemment à Bourbon. Il remplacera la Nièvre qui est en partance pour la France. Le retard de l’Allier sera cause, dit-on, que nous ne pourrons communiquer en temps opportun avec Bourbon pour nos correspondances partant par la prochaine Malle. Je prends mes précautions, je laisserai des lettres ici. Si vous ne recevez rien de Tamatave, ne soyez pas inquiets et attendez patiemment quatre semaines de plus. Je vais trouver Vicel [5]
La maison Roux de Fraissinet de Marseille [6], la seule maison importante française qui fût en affaires avec Madagascar, a fait faillite. Triste conséquence d’une expédition qui devait augmenter notre empire colonial et ouvrir des débouchés à notre industrie et à notre commerce ! A revoir, bien chère Henriette, je t’embrasse de tout mon cœur comme je t’aime, ainsi que nos bons mioches. Portez-vous bien et que Dieu vous protège ; Qu’il nous garde les uns pour les autres et nous réunisse bientôt.
Embrassez les grands-mères, ton père, l’oncle Émile et Pauline. Amitiés aux parents et amis.
Que devient Catherine Louis ?
Bonjour à Catherine et Sophie
Encore un bon baiser. Ton Charles
Quand je serai installé j’écrirai un peu à chacun pour souhaiter la bonne année.
[1] Charles Adalbert Esmez-Deutout (1847-1927) – École Navale 1864.
[2] Pierre Etienne Cuinier (1824-1888) Gouverneur de la Réunion du 06 mai 1879 au 23 mars 1886. Pierre Étienne Cuinier fut l’homme de l’aventure malgache. Pour lui, cette dernière est une œuvre de civilisation à accomplir, « une action séculaire ». Le 24 mai 1884, il demande le soutien de la population réunionnaise dans une proclamation : « Habitants de la Réunion, je viens vous demander des volontaires pour appuyer l’exercice des droits de la France. La mère patrie vous ouvre avec confiance, les rangs de ses soldats, elle vous y fait une large place… les places et les concessions de terres ne vous seront pas refusées. Donc, pas d’incertitudes sur l’avenir qui attend les volontaires du bataillon de la Réunion. Ils trouveront, à Madagascar, gloire et profit et chacun d’eux pourra s’y faire une position à la taille de son intelligence, de sa vigueur et de sa volonté. Engagez-vous ! » signé : Le Gouverneur Cuinier.
L’opération se termine sans gloire ni profit.
Après l’échec français le 10 septembre 1885 à Farafate, un traité d’alliance et de protectorat est signé le 17 décembre avec le gouvernement malgache représenté par M. Willoughby, (un aventurier Anglais qui avait obtenu la confiance du premier ministre Rainilaiarivony et avait été nommé général des forces armées malgaches).
La France y reconnaît la prétention des Merinas à administrer toute l’île , ainsi que le titre de reine de Madagascar à Ranavalona III et la qualité de tutrice de l’île pour les relations extérieures. La France reçoit en échange la baie de Diego-Suarez, les îles Nossi-Bé et de Sainte-Marie. Wikipedia 1885 )
[3] Sic
[4] Sébastien Nicolas Joachim Lespes (1828-1897). Contre-amiral depuis décembre 1881, Major de la flotte en janvier 1883.
[5] Charles Auguste Louis Vicel (1841-1934) – E.N. 1861 en venant de Polytechnique.
[6] La Compagnie Fraissinet de Marseille, créée en 1836, renommée en 1854 « Compagnie Marseillaise de Navigation à Vapeur », inaugura en 1854 la ligne Marseille-Alger-Espagne-Portugal-Le Havre avec le « SS ISABELLE ». Elle devint en 1874 la « Nouvelle Société Maritime de Navigation à Vapeur » et desservit à la fin du XIXème siècle Oran.
Article précédent : Charles-Antoine sur le Melbourne – 8e partie