24 avril
Cette nuit nous avons eu un orage ; j’avais le quart de 8 h à minuit, dès le commencement de mon quart on aperçut des éclairs dans la direction du NO. En même temps le temps se graissait et la brise fraîchissait. J’étais déjà tout vêtu de caoutchoucs et j’attendais de pied ferme ; vous savez que pour moi il y avait une chose à obtenir, j’ai toujours craint l’orage, et il me fallait voir les éclairs et entendre bravement le tonnerre ; je fus trompé dans mes espérances, le temps s’éclaircit un peu. Cependant vers onze heures le temps se couvrait de nouveau et des éclairs bleuâtres se montrèrent dans le SO, mais ce n’était pas pour moi, à minuit le temps menaçait beaucoup ce fut pour nos successeurs au quart. Mon officier craint le tonnerre, pour mon compte j’étais hier dans de fort bonnes dispositions ; malheureusement je n’eus pas l’honneur de recevoir le grain, et une fois dans mon hamac rien ne put me réveiller ; cependant la brise souffla au point qu’il fallut serrer plusieurs voiles et la pluie tomba à seaux. En même temps le tonnerre et les éclairs l’un en grondant les autres en brillant partout et constamment faisaient un orage magnifique.
L’officier qui était alors de quart était monsieur Pottier, voila un bon marin ; c’est un tout jeune homme mais c’est un des meilleurs officiers du bord ; je ne demande qu’une chose c’est d’arriver un jour là où il est parvenu. En même temps, c’est un excellent cœur, grâce à la recommandation de son oncle je suis très bien avec lui ; il est convenu que s’il obtient à Taïti le commandement d’une goélette il me prendra comme second ; je suis enchanté de servir avec lui car je l’aime beaucoup et je le regarde comme un excellent marin, qualité qui malheureusement manque à mon officier de quart. Aussi quoiqu’il soit toujours très bon pour moi je ne me verrais pas avec autant de plaisir second sur un petit bâtiment avec lui pour officier commandant.
25 avril,
Hier soir nous avons failli voir quelque chose de très drôle. J’étais à causer avec monsieur Potier qui était de quart de 8 à minuit, il faisait un clair de lune magnifique, il ventait bonne brise du SO nous filions 8 ou 9 nœuds. Tout d’un coup vers 9 heures il aperçut une teinte blanchâtre près de nous, elle était due au voisinage d’un navire qui arrivait vent arrière et perpendiculairement à nous. Les hommes en vigie ne l’avaient pas aperçu, il n’était pas à 200 mètres de nous. Immédiatement nous mîmes la barre à T et brassâmes T derrière, le navire arriva promptement de six quarts, nous faisions route au SSE nous eûmes bientôt le cap au NE. Nous refaisions route vers la France. On avait manœuvré promptement tout le monde à bord en avait été étonné. D’entendre pareil bruit à pareille heure, tous les officiers, les passagers du poste et du carré s’étaient élancés sur la dunette. Mais tout n’était pas fini, malgré notre changement de route nous en faisions encore une qui nous faisait couper celle du 3 mâts et si tous deux avaient voulu s’entêter à courir comme ils faisaient nous nous abordions inévitablement à peu près comme le Jean Bart a abordé le Louis XIV[1]. Le commandant qui s’était mis à la fenêtre de sa bouteille et qui comme nous voyait le navire à deux longueurs de canot crut que nous allions dire deux mots à notre voisin et poussa un rugissement formidable en Commandant : la barre à T ! aux bras de tribord derrière ! En même temps il s’écriait : Trop tard, trop tard. A l’en croire l’abordage était inévitable ; M. Pottier, et je l’ai admiré, avait conservé tout son sang-froid ; il répondit avec un sang-froid superbe : « pardon, Commandant nous lui passerons devant. ». Nous n’aurions cependant pu le faire, le 3 mâts se décida à venir sur T et nous courûmes à peu près parallèlement, il s’agissait de savoir quel devait être celui qui passerait devant l’autre. Le 3 mâts crut un instant qu’il pourrait nous doubler soit de l’avant soit de l’arrière, il vint vers nous mais de bonne heure s’aperçut qu’il ne pourrait pas passer, il vint en grand sur tribord, nous laissa prendre de l’avance, revenir en route et il reprit la sienne.
Nous fûmes quittes pour la peur ; nous aurions pu faire d’assez graves avaries, nos mâts d’hune et de perroquet eussent pu venir en bas et notre coque eût pu être égratignée assez gravement ; quant au 3 mâts il en eût fait aussi de très sérieuses surtout si nous l’avions pris par le travers nous le coupions.
[1] Abordage qui eut lieu en janvier 1863 (à peine avant l’appareillage de la Sibylle le 28 février 1863 de Brest) au cours d’un exercice en baie de Douarnenez.
Voilà qui nous rapproche de l’abordage d’un poil.
Qui va oser écrire que si la version du « commandant avec culotte baissée » est exacte, ce n’est pas d’un cheveu que l’abordage a été évité …
D’un poil du cul, peut-être ?
Oui ! Et un autre commentaire, reçu en direct celui-là : le commandant depuis la fenêtre de sa bouteille avait sans doute baissé culotte pour un besoin bien naturel et se trouvait cul-nu devant un risque d’abordage… il n’en fut rien, mais d’un cheveu !
Cet épisode renoue avec l’action après le pot-au-noir. Les schémas et la calligraphie sont vraiment très esthétiques !