Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 10

20 avril     par Latitude 18° 39 Sud     Longitude 35° 39 Ouest

J’ai d’autant plus de plaisir à vous marquer la position que nous occupions aujourd’hui à midi que depuis quelques temps j’arrive à faire de bons calculs presque tous les jours ; je commence à bien observer et à faire mes calculs assez promptement.

Nous avons rencontré ces jours derniers un assez grand nombre de navires étrangers ; nous avons vu deux trois-mâts américains magnifiques l’un d’eux était un baleinier, il nous a salué fort gracieusement de son pavillon et de ses voiles en amenant le premier et le grand cacatois. Pendant quelques instants nous crûmes que nous assisterions à un combat car nous croyions que l’un des deux était du Sud tandis que l’autre était du Nord [1]. Nous avons rencontré aussi plusieurs navires de commerce danois et des anglais. Sur vingt navires près desquels nous sommes passés nous n’avons vu qu’un français, la Persévérance du port de Bordeaux. Les étrangers saluent et cette marque de politesse semble vouloir dire : bonne chance, nous courons les mêmes dangers, soyez heureux ; entre le ciel et l’eau à 1500 lieues de la mère patrie on voit sur un navire des hommes, des frères ; on voit en eux des protecteurs si on a besoin de secours, on est prêt à se dévouer pour eux si au contraire c’est eux qui en demandent. Eh bien, un Français ne salue pas ses nationaux, la Persévérance n’a hissé son pavillon qu’après nous et ne nous a pas salué en l’amenant une ou deux fois pour le rehisser ensuite comme cela se fait. J’étais sur le pont quand j’ai vu s’élancer dans l’air le pavillon tricolore du navire de commerce, j’ai été exaspéré quand je l’ai vu s’entêter à ne pas saluer.

Je vous fais remarquer en passant que pour un navire français que nous avons rencontré nous avons vu 5 ou 6 américains et 2 ou 3 Anglais.

23 avril     par Latitude. 26° 34’ Sud      Longitude 37° 20’ Ouest

Les vents de Sud Est nous ont fait longer toute la côte du Brésil ; le Commandant qui connaît parfaitement ces parages nous annonce pour demain un pamper. C’est un coup de vent de SO ; hier soir au coucher du soleil la partie NO de l’horizon était bordée par une bande nuageuse d’une teinte parfaitement régulière et brunâtre et bordée de rouge, c’est ce qu’on appelle une panne, les marins se sont accordés à dire que c’était signe de vent d’ouest et le commandant nous a dit que c’était un signe précurseur de pamper. Il nous a annoncé toutes les phases du coup de vent, j’ai inscrit ce qu’il a prédit, si ça se vérifie je le déclare un grand homme quoiqu’il soit très court.

Qu’il arrive ou qu’il n’arrive pas le vent d’Ouest ne tardera pas à nous prendre et c’est lui qui dans vingt ou vingt cinq jours nous fera entrer à Simon’s Bay. Un bon coup de vent ne serait pas à dédaigner pour le moment car il nous ferait faire une belle route. Notre brave frégate ne marche pas mal malgré son âge mûr, elle file 6 nœuds en moyenne, vous savez que cela veut dire que dans une demie minute elle parcourt 6 fois quinze mètres [2]. Jusqu’à présent nous avons battu tous les navires que nous avons rencontrés et nul ne nous a gagné. En pleine mer et dans les régions où soufflent les vents alizés elle marche presque sans rouler ni tanguer, on se croirait en rade de Brest. Nous allons quitter les beaux temps et dire adieu aux belles mers quand nous approcherons du cap de bonne Espérance où nous trouverons du gros temps.

Tous les soirs on danse jusqu’à 8 heures ; après le branlebas qui se fait à 6 heures les musiciens viennent s’établir sur le gaillard d’AR et tous officiers, passagères, aspirants, équipage et passagers prennent leurs ébats, les uns derrière les autres. Ces dames ou plutôt certaines de ces dames continuent à être des brandons de discorde et à causer des cancans innombrables, on ne parle que d’elles de tous les côtés ; leur présence à bord met tout le monde en chamaille. Nos passagers du poste ont créé des journaux intitulés l’un le Cancrelat, l’autre le Gabier Volant, ils n’en sont qu’aux premiers numéros et jusqu’à présent ils n’ont fait que s’exciter mutuellement, bientôt il se mordront et le commandant sera forcé de supprimer la liberté de la presse. Tout cela est toujours à cause des histoires dont nos calédoniennes sont les héroïnes, il s’agit de jalousies, d’espoirs trompés etc. Dans leurs journaux ils ne nous épargnent pas, car comme cela devait arriver inévitablement ils nous abhorrent. Mais on les tue par le ridicule ; les caricatures, et il y en a de fort bonnes qui sont faites par mon collègue Soudois, circulent dans la société et elles disent plus que les phrases plus ou moins spirituelles de tous ces messieurs.

Je viens de vous parler de Soudois, vous savez que c’est le seul camarade de promotion que j’ai à bord de la Sibylle ; ce titre nous unit autant que les liens de la plus vive amitié, nous sommes au poste les deux seuls qui sortent de l’École, nous nous trouvons en présence d’étrangers passagers chez nous et de volontaires que j’aime assez, mais les mêmes communautés de sentiments ne nous unissent pas : au Borda [3], j’avais avec Soudois les relations qu’on peut avoir avec n’importe qui, ici nous nous sentons unis et nous le sommes en effet.

[1] Il faut se rappeler que les États Unis étaient en pleine guerre de Sécession (1861-1865).

[2] N’oublions pas que Charles s’adresse à ses parents qui n’ont jamais vu la mer et ignorent tout de la navigation.

[3] Les élèves de l’École navale sont surnommés Bordaches, à partir du nom des vaisseaux baptisés Borda (trois successifs entre 1840 et 1913) et qui ont accueilli l’École navale jusqu’en 1913. (Wikipedia)

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2 réponses à Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 10

  1. Loïc ANTOINE dit :

    Ce voyage s’effectua de 1863 à 1864. C’est un tour du monde entièrement à la voile, à une époque où la machine à vapeur commençait à équiper plusieurs navires.
    Loïc

  2. Jacques LEGRAND dit :

    Merci Loic de nous faire partager ce récit savoureux.
    Peux-tu nous donner l’année de ce voyage ?

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