Charles Antoine en transit sur le Melbourne – 2e partie

Le Melbourne parcourt la Mer Rouge vers Aden. Charles Antoine apprécie le confort et l’organisation du paquebot qui aident à supporter la chaleur. Toujours critique envers les anglais, il donne aussi son appréciation vis à vis des passagers… et des passagères… qu’il est amené à côtoyer.

Rappel : Les constructions de phrases et les propres mots de l’auteur ont été respectés en dehors de l’ajout de ponctuations destinées à faciliter la lecture. Certains mots et expressions utilisés ne seraient plus acceptés aujourd’hui.

Samedi 1er décembre 1883

Toujours quatorze nœuds, c’est une vitesse à laquelle je ne me suis pas habitué ; nous n’avons pas beaucoup de navires de guerre qui la soutiendrait d’une façon continue et jusqu’ici je ne m’étais jamais trouvé sur un bâtiment capable d’en faire autant.

Il fait chaud. J’ai serré [1]ce matin les effets que je portais au départ de Lunéville et de Marseille ; hier déjà, ils commençaient à être trop lourds. Quand les remettrai-je ! La moindre chose ravive mes regrets et me rappelle à la triste réalité !
Nous serons ce soir à la hauteur de Djeddah [2], le port de la Mecque. Si nous n’avions pas sur les bras cette ennuyeuse affaire de Madagascar, mon bateau serait peut-être en ce moment à courir sur les deux côtes de la mer Rouge, lesquelles présentent un certain intérêt.

C’est la saison ou les bâtiments de la Division de la mer des Indes viennent montrer le pavillon dans ces parages et montrer aux riverains des deux bords qu’il y a d’autres gens au monde que les Anglais ; ceux-ci s’évertuent à faire croire qu’il n’y a qu’une nation dans le monde entier et qu’il n’y a pas d’autres navires sur la mer que les leurs.

Nous n’avons pas d’intérêts commerciaux bien importants par ici, mais notre influence s’y exerçait dans certaines limites avant les derniers événements d’Égypte qui lui ont porté un coup fatal au grand profit de l’influence anglaise. Néanmoins nos agents consulaires ont encore une raison d’être dans les ports principaux, ils composent avec quelques autres personnages de même provenance des consulats des puissances européennes, des commissions sanitaires qui ferment les portes aux provenances douteuses de l’Orient et leur imposent des quarantaines qui préservent l’Europe du choléra.

Dans quelques autres ports qui sont des lieux de passage des pèlerins allant à la Mecque ils protègent les musulmans algériens qui ne manquent pas d’ailleurs de la réclamer des Consuls de France et se disent Français. Quand on les maltraite, et cela arrive fréquemment dans ces aimables pays où la courbache [3] est un moyen expéditif d’administration et de justice, ils accourent au Consulat et demandent protection. C’est ainsi que nos Consuls de certains ports de l’Algérie ont à viser de nombreux passeports de Français, bien que peu de vrais Français viennent se promener par ici.

Pour nous habituer à la chaleur, nous sommes allés tout à l’heure, de Carfort [4] et moi, sous la conduite de Minier, faire une tournée dans le bâtiment, la machine et la chambre de chauffe. En remontant de cette dernière nous avons trouvé qu’il faisait presque frais sur le pont.
Les quatre salles de bain deviennent difficiles à aborder. On prend son tour pour aller se rafraîchir dans un bain froid ou sous une douche.
Ce matin, au déjeuner, on a mis le panka en marche, ce grand éventail que l’on agite au-dessus de vos têtes donne une impression de fraîcheur ; mais j’ai peur de m’y habituer et de ne plus pouvoir m’en passer quand je serai à bord. Allons du courage, nous voilà dans les parages chauds, il faut s’y habituer et pour cela il faut bien commencer.

Dimanche 2 décembre

La chaleur augmente ; ce matin on voyait des figures fatiguées surtout celles des femmes et des enfants. Pour le coup je me félicite de ne pas vous voir auprès de moi en ce moment, chère femme et chers enfants, je serais trop malheureux de vous voir incommodés par la chaleur. Parmi les passagères se trouve la femme d’un commandant d’artillerie de marine, elle paraît assez délicate. Ces jours-ci elle était alerte et vive, aujourd’hui elle est à plat.

Nous avons encore à bord la femme d’un capitaine d’infanterie de marine destiné à Bourbon. J’aurais voulu faire la connaissance de cet officier avec lequel je suis destiné à nous rencontrer à Madagascar ; j’ai été retenu parce qu’il aurait fallu aussi faire connaissance de sa femme qui me plaît peu. Elle est affublée d’un échafaudage de cheveux combiné avec des crêpats [5] qui ne sont pas toujours bien dissimulés et que surmonte un chapeau haut qui lui font une tête d’une dimension parfaitement ridicule. Avec cela des chaussures stupides par leurs talons et des capitonnages dans le corsage qui sont par trop apparents ; l’ensemble finit par être grotesque. Les airs cavaliers de cette capitaine n’attirent pas, je n’ai pas pu me résoudre à aborder le couple.
Je te félicite de plus en plus, ma chère Henriette, de ton bon goût et de ta simplicité dans ta tenue et ta mode.

Djeddah en Mer Rouge -© les contributeurs d’OpenStreetMap - carte disponible sous la licence ODbL (Open Database License)

Djeddah en Mer Rouge -© les contributeurs d’OpenStreetMap - carte disponible sous la licence ODbL (Open Database License)

Je supporte bien l’augmentation de la température. D’ailleurs les installations de ce bâtiment sont si bien comprises que ses inconvénients sont certainement très atténués.
J’ai bien dormi, et je ne suis pas tourmenté par la soif, c’est un signe infaillible que je ne souffre pas de la chaleur.

Nous continuons à filer nos quatorze nœuds ; c’est superbe ; demain soir nous serons à Aden, nous aurons franchi la Mer Rouge en 4 jours.
Hier un vapeur anglais que nous avions dépassé, ainsi qu’il arrive pour tous les vapeurs que nous rencontrons faisant même route que nous, a voulu essayer de lutter pour nous rattraper, pendant quelques instants il a regagné sur nous, mais il paraît qu’il n’a pas pu soutenir longtemps l’allure à laquelle sa machine avait dû se mettre, il a cessé la lutte et à bientôt disparu à l’horizon derrière nous.

Comme dimanche dernier, le prêtre passager et le clergyman anglais ont célébré les services catholiques et protestants. Il y avait une belle affluence à la messe. L’autel avait été monté dans un coin mal aéré, le prêtre suait à grosses gouttes, il est malheureusement très expéditif dans ses prières, il n’a pas eu le temps de fondre beaucoup. J’ai fait sa connaissance, elle ne m’offrira pas les ressources sur lesquelles j’avais compté, il m’a fait l’effet d’avoir les vues assez courtes et les idées un peu étroites.

J’ai décliné l’honneur d’être présenté à un Monsieur Courmaut, passager pour la Nouvelle Calédonie [6] et chargé, ainsi que l’indique ses cartes de visites d’une « Mission du Gouvernement de la République Française » dans ce pays. C’est le fils d’un député, on en a fait il y a quelques années un membre de la Commission française à l’exposition de Melbourne. Il va tirer du marasme le commerce de la Nouvelle Calédonie, il voyage avec des caisses de champagne. Minier a voulu me présenter à lui, je m’y suis refusé ; j’ai également refusé la proposition inverse, je le salue quand nous nous rencontrons dans un groupe, je trouve que cela est suffisant.
Voilà le salon qui se remplit de messieurs et de dames qui viennent préparer leurs lettres. Demain soir peut-être que nous pourrons envoyer de nos nouvelles aux nôtres.

L’impression favorable que m’avait fait le bâtiment à mon arrivée ne se modifie pas, l’organisation est supérieure à tous égards et le passager est traité magnifiquement, notre table reste servie avec un véritable luxe et comme si le cuisinier pouvait aller au marché chaque matin. Tout est de bonne qualité et le service ne laisse absolument rien à desservir. Quelques Anglais qui se trouvaient au milieu de Français ont changé de place et nous sommes maintenant à peu près groupés par nationalité, les Anglais font bande à part, les Français et Mauriciens forment l’autre clan. Je me félicite d’être passé aux premières, la composition est réellement beaucoup meilleure, et ma place comme Commandant d’un navire de guerre est bien vu vraiment ici.

J’ai approprié mon costume à la saison ; je n’en suis pas encore au paletot blanc, je ne lâche pied que peu à peu, il faut résister pour ne pas être aplati quand il fera très chaud.
J’ai éprouvé un grand soulagement en faisant usage de petits cols en celluloïd à bouts carrés n°40 (prends ceci en note et dis à Ch. Louis [7] de le prendre en note aussi pour qu’il puisse m’en envoyer de pareils si j’en avais besoin) qui sont bas, suffisamment larges, me dégagent bien le cou et s’adaptent parfaitement à mes chemises. Mes amitiés aux Louis.

Je viens de prendre mon bain, cela fait grand bien. Il y a quatre salles l’une à côté de l’autre, elles sont éclairées et aérées par un sabord et grandes chacune comme une chambre de bord. Elles sont munies d’une baignoire en marbre, de sièges, de cuvette, porte habits etc.

Des tuyaux amènent l’eau de mer et la vapeur avec laquelle on peut la réchauffer, un appareil à douche est placé au-dessus de la baignoire. On entre là-dedans on manœuvre les robinets, on se douche, on se baigne tout à son aise, et quand on a fini, on s’en va ; un négrillon, qu’on appelle un boy, entre pour remettre tout en ordre en attendant qu’un autre baigneur arrive.

Je n’aurai pas ce confort-là à bord de mon bateau, il faudra que je me contente de la baignoire plate et des lotions qu’on peut faire en se plaçant au-dessus de cet instrument. On ne se figure pas quel bien l’eau froide fait dans les pays chauds, il n’y a rien comme son emploi pour calmer cette soif dévorante qui vous tourmente parfois dans ces parages.

C’est aujourd’hui dimanche, jour de réunion chez ma mère [8]. Les enfants sont-ils tous biens portants ? As-tu pu aller comme d’habitude dîner avec eux chez leur grand-mère ? Je serais heureux que tu puisses répondre affirmativement afin que de pénibles soucis n’augmentent pas pour toi les tristesses de la séparation.

Et toi, chère Henriette, comment te portes-tu ? Aie soin de toi, nourris-toi, n’oublie pas tes petits repas supplémentaires, si tu ne prends pas de toi les soins nécessaires, ton nourrisson[9] t’épuisera. Ce cher petit devient vorace, il faudrait augmenter la dose d’alimentation, essaie d’un biberon ou deux dans la journée. Émile [10]est-il allé remercier le Docteur Job et m’excuser de n’avoir pu lui rendre la visite que je me proposais de lui faire ?

[1] Synonyme de : ranger.

[2] Djeddah parfois orthographié Jeddah ou Gedda, est la deuxième ville d’Arabie Saoudite et un grand centre de commerce, située sur les bords de la mer Rouge. En 647, le calife Uthman a transformé en port pour les pèlerins se rendant à La Mecque ce qui était alors un petit village de pêcheurs. ( in Wikipedia )

[3] Fouet à lanière de cuir, dont une partie s’enroule autour du poignet, et qui est utilisé en Orient et en Afrique comme instrument de répression contre des personnes de rang inférieur. In CNRTL

[4] René Charles Le Nepvou de Carfort (1853-1917) E.N. 1869 – Lieutenant de vaisseau le 30 octobre 1881 – Chevalier de la Légion d’Honneur le 28 décembre 1884 – Charles de Carfort sera l’officier en second du « Boursaint » de 1883 à 1884.

[5] Crêpats : espèces de cartonnages en forme de crêpes qui servaient à l’échafaudage de hautes coiffures.

[6] La Nouvelle Calédonie est une terre minière. Les prospecteurs sont nombreux et posent des demandes d’exploitation auprès des représentants du Ministère des Colonies en France. La colonie de Nouméa tient de main ferme les rênes de ces commerces. En 1863 c’est une mine d’or qui s’ouvre à Pouébo, du fer à Prony et du Maganèse près de Voh. Des mines s’ouvrent aussi au Mont-Dore, Canala, Houaïlou Thio. Du Nickel est aussi extrait des sous-sols de Nouvelle Calédonie.

[8] Tailleur d’habits à Lunéville.

[9] Charlotte Antoine, née Voinier (1820-1905). Veuve de Nicolas Félix décédé le 27 septembre 1883 à Lunéville.

[10] Émile Antoine (1883-1964) né le 18 juin 1883 à Lunéville, grand-père d’une quarantaine de petits-enfants dont Loïc et Jean.

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