Cet épisode est l’occasion de sillonner la mer Rouge en évitant de heurter les rives et les îles qui surgissent au milieu. Charles Antoine est atteint d’un petit coup de blues en pensant à la famille laissée en France.
Rappel : Les constructions de phrases et les propres mots de l’auteur ont été respectés en dehors de l’ajout de ponctuations destinées à faciliter la lecture. Certains mots et expressions utilisés ne seraient plus acceptés aujourd’hui.
Lundi 3 décembre 1883
Nous avons passé cette nuit la partie la plus difficile de la mer Rouge au point de vue de la navigation. Il faut longer d’assez près des îles dont les abords ne sont pas très sains et auprès desquels il y a des courants très irréguliers. Le temps est souvent peu favorable dans leur voisinage, on a peu de vue pendant la nuit ; aussi les accidents ne sont pas rares, on voit souvent des navires à la côte sur les îles Harnish [1] et sur les Zubayer [2], deux groupes placés en vedette dans la partie la plus fréquentée de la mer Rouge, au beau milieu de cette mer, dans la région que suivent les navires pour éviter les nombreux écueils qui bordent les deux rives. Nous avons eu de la chance, la nuit était claire, nous avons pu reconnaître sans difficultés les îlots et les pointes des grandes îles qui servent de points de reconnaissance et le Melbourne a franchi ce passage difficile sans même diminuer de vitesse.
Il ne filait plus d’ailleurs que 12 à 13 nœuds, une brise de Sud assez forte l’arrêtait un peu en aérant bien toutes les parties du bâtiment. Je suis allé assister au passage auprès des îles, il faisait presque frais sur la passerelle de l’officier de quart.
Nous sommes sortis de la mer Rouge à onze heures en passant entre l’île de Périm [3]et la terre dans le petit détroit de Bab-el-Mandeb [4]. Encore un passage balisé par des navires échoués et coulés, il y en a deux sur l’île de Périm sur laquelle cependant il y a un beau phare.
Nous avançons de plus en plus sur les mers de ma station, nous voilà dans le golfe d’Aden.
En d’autres circonstances j’aurais pu trouver ici le Boursaint ; j’aurais pu croire, en voyant ce matin à très grande distance un navire de guerre qui faisait route comme nous sur le détroit de Bab-el-Mandeb venant de la côte africaine, que c’était mon bateau faisant route pour rejoindre le paquebot à Aden et faire en ce port le changement de Capitaine.
J’ai bien étudié la navigation de la mer Rouge, puissé-je avoir [5] bientôt à mettre à profit l’étude que j’en ai faite. Qu’allons-nous apprendre à Aden ce soir ?
Quelles nouvelles aurons-nous de Madagascar, du Tonkin, de France même ? Notre pauvre pays est si tourmenté à l’intérieur que l’on peut s’attendre à bien des surprises quand on en reçoit des nouvelles.
Nous passerons probablement toute la nuit au mouillage d’Aden [6]. Quelle nuit ! On embarquera du charbon, et il faudra s’enfermer pour ne pas être passé au noir et se prendre, en se voyant dans sa glace, pour un des moricauds qui embarquent le charbon. Je pense que nous appareillerons demain matin. Nous arriverons probablement à Bourbon [7] le 11 en avance de deux jours sur la date officielle d’arrivée.
Je pense que cette lettre arrivera en France avant Noël, je serai probablement installé à mon bord pour cette époque. Quelle rapidité, il y a aujourd’hui deux semaines que je vous ai quittés, chère femme et chers enfants !
Je suis avec vous par la pensée dans les longues promenades que je fais sur le pont de ce bâtiment, le soir surtout quand l’obscurité qui s’est faite sous les tentes isole ceux qui parcourent le pont. Mes pensées sont alors bien tristes, que la vie est dure à certains moments ! Sous quelque côté qu’on l’envisage, on la voit sous un jour sévère. Rien d’attrayant, rien de gai dans tout ce que je me figure pour le moment ; ce stupide grade qui m’aurait fait tant plaisir il y a trois mois, je le vois venir avec une profonde indifférence. Peut-être que j’aurai quelques satisfactions quand j’exercerai le commandement ? Les plus grandes me viendront des courriers s’ils m’apportent de bonnes nouvelles de toi, ma bien aimée Henriette, et de nos chers petits, de ma mère et de tous les nôtres.
À revoir, je t’écrirai encore des Seychelles [8], mais après Aden, les occasions pour l’Europe seront moins fréquentes, et il ne faudra plus rien attendre que des courriers d’Australie qui arriveront en France de quatre en quatre semaines à partir du 26 ou 27 novembre.
Que Dieu vous protège et nous garde les uns aux autres. Je t’embrasse de tout cœur, chère femme, comme je t’aime. Embrasse nos chers enfants, et envoie-les embrasser pour moi les grands-mères, leur grand-père Charpentier8 [9], Émile et Pauline [10]. Ne m’oublie pas chez madame Delcominete.
Ton Charles
Une recommandation importante :
Ne jamais communiquer mes lettres à d’autres personnes qu’à des parents, et ne donner aucune publicité d’aucune espèce [11] aux nouvelles de Madagascar qu’elles pourront donner. Par le temps qui court il faut être très circonspect dans son langage et se défier, comme de la peste, des bavardages et indiscrétions de la presse.
[1] Sic : L’archipel des îles Hanish est situé dans la mer Rouge, à mi-chemin entre les côtes africaines et arabiques, entre le Yémen à l’est et l’Érythrée à l’ouest auquel elles appartiennent, au nord du détroit de Bab-el-Mandeb. ( Wikipedia – Îles Hanish avec une bonne carte )
[2] Jebel Zubair ou Jebel Zebayir est une île volcanique du Yémen qui se situe dans la mer Rouge. ( Wikipedia – Jebel Zubair )
[3] Périm, également appelée Mayyun, en portugais Meyo, est une île du Yémen faisant face aux côtes de Djibouti et baignée par les eaux du détroit de Bab-el-Mandeb reliant la mer Rouge au nord-nord-ouest au golfe d’Aden au sud-est.( Wikipedia – Perim )
[4] Bab-el-Mandeb (littéralement la « porte des lamentations » en arabe) est le détroit séparant Djibouti et le Yémen, la péninsule Arabique et l’Afrique et qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden, dans l’océan Indien. C’est à la fois un emplacement stratégique important et l’un des couloirs de navigation les plus fréquentés au monde. ( Wikipedia – Bab-el-Mandeb )
[5] Sic
[6] Aden est une ville du Yémen, située à 170 km à l’est du détroit Bab-el-Mandeb. Elle est peuplée présentement d’environ 990 000 habitants. C’est aussi un port naturel, construit sur un ancien site volcanique, déjà utilisé par le royaume antique d’Awsan entre les VIIe et Ve siècles av. J.-C.. La ville donne son nom au golfe d’Aden. ( Wikipedia – Aden )
[7] Ancien nom de la Réunion, île de l’océan Indien. Dans ces pages, Charles alterne entre Bourbon, et La Réunion qui désigne toujours la même île, capitale Saint-Denis.
[8] Les Seychelles, ou République des Seychelles, en créole seychellois Sesel et Repiblik Sesel, est un archipel de 115 îles, situé dans le nord-ouest de l’océan Indien et rattaché au continent africain. Toutes ces îles sont regroupées en un État dont l’île principale est Mahé. ( Wikipedia – Seychelles )
9] Beau-père de Charles, Laurent Charpentier (1816-1888)
[10] Pauline (1877-1944) est la fille d’Émile Antoine (1883-1964). Cousine lointaine de l’auteur de ces lettres.
[11] Sic, souligné par Charles.
Charles Antoine sur le Malbourne – 2e partie
Charles-Antoine sur le Melbourne – 4e partie