Charles Antoine en transit sur le Melbourne – Introduction et 1ère partie

Introduction :

Charles Antoine a continué à écrire à sa famille au cours de ses années de fonction dans la navale. À l’âge de quarante ans il est « lieutenant de vaisseau ancien » (ce qui, actuellement, correspond au grade de Capitaine de corvette). Affecté sur l’Aviso de Station de 2èmeclasse le Boursaint, il doit en prendre le commandement.

Pour rejoindre son navire situé à Tamatave (actuellement Toamasina) sur la côte Nord-Est de Madagascar où la France est engagée dans une guerre destinée à asseoir son protectorat combattu par les peuples de l’intérieur, il voyage sur le paquebot Melbourne (voile et vapeur) rejoint en mer Rouge. C’est ce voyage qui est relaté ici.

Les notes de bas de pages et autres explications sont pour la plupart du transcripteur (Jean Carrière, arrière petit-fils de Charles). Les constructions de phrases et les propres mots de l’auteur ont été respectés en dehors de l’ajout de ponctuations destinées à faciliter la lecture. Certains mots et expressions utilisés ne seraient plus acceptés aujourd’hui, mais le récit se passe à la période de la colonisation et quoi de plus instructif sur le plan historique que le récit intégral d’un témoin actif de cette période ?

Vendredi 30 novembre 1883.

Le paquebot Melbourne [1] en mer Rouge. Nous avons appareillé hier à 4 heures, nous avions été retenus sur la rade de Suez de midi ½ à 4 heures par l’accomplissement de formalités administratives.

À notre arrivée à Suez nous avons vu entrer dans le canal un bâtiment qui attendait que nous en soyons sortis pour s’engager ; en le comptant parmi ceux que nous y avons croisés, cela porte le nombre à vingt. Quelques instants après que nous avions laissé tomber l’ancre, nous avons vu appareiller le cuirassé Russe Minin [2] qui avait franchi le canal depuis quelques jours et attendu je ne sais quel personnage. Chose curieuse, à mon retour de Chine sur l’Armide [3] j’ai rencontré le même bâtiment presque au même endroit faisant route toujours pour les mêmes parages, la Sibérie Orientale.

De notre mouillage nous avons aperçu à la gare maritime de Suez un mouvement de troupes égyptiennes amenés par le chemin de fer pour s’embarquer à destination de Souakim [4], port égyptien situé à cent ou deux cent lieues dans le sud. La Haute Égypte est en ce moment le théâtre d’une agitation religieuse encouragée sinon suscitée par la Sublime Porte [5] pour faire pièce aux Anglais devenus les maîtres de l’Égypte au détriment de la domination Turque. Un illuminé [6] que les Anglais et ceux qu’ils inspirent appellent le faux prophète ; cette armée opère dans le Soudan Oriental et menace la Haute Égypte. L’insurrection est sérieuse, elle agit sur les masses en les excitant – contre les chiens de chrétiens devenus les maîtres du pays ; les soldats égyptiens qui sont musulmans ne montrent pas trop grand zèle à marcher contre les insurgés ; on dit même qu’ils sont plus qu’hésitants. Un corps de quelques centaines d’hommes conduit par le Général anglais Hicks [7] a été battu, le général a été tué, le consul Anglais de Souakim qui s’était mis en marche avec je ne sais quelle troupe, envoyé vers le Soudan a été tué lui aussi. Le Mahdi [8] est triomphant pour le moment. Les troupes que nous avons vu s’embarquer vont le combattre. 4000 hommes s’étaient déjà embarqués la veille. On dit que dans le nombre il y avait de la cavalerie et de l’artillerie de l’armée anglaise [9] .

Voilà nos bons amis d’outre-manche qui ont une bonne affaire sur les bras. Je m’explique maintenant pourquoi il a été question, il y a quelques temps, du retrait de toutes les troupes anglaises occupant l’Égypte, les malins sentaient venir l’orage et se proposaient de laisser les troupes du Vice-Roi soumettre l’insurrection. Ces excellents Anglais n’ont pas leurs pareils pour faire tirer les marrons du feu par quelques imbéciles du voisinage. On leur prête l’intention de pénétrer dans le cœur de l’Afrique par le Soudan qui offrirait quelques ressources à leurs commerces. Ils avaient l’œil ouvert sur ce port de Souakim qui est de celui où les caravanes viennent apporter leurs produits et s’approvisionner ; ils vont profiter de l’occasion pour s’y établir, ce sera le prix bien gagné des sacrifices qu’ils feront ; mais ces sacrifices ils avaient peut-être espéré ne pas avoir besoin de les faire. Nous avons repris notre marche rapide, nous filons du treize nœuds et demi à quatorze nœuds. C’est une navigation qui n’est pas sans intérêt, on change de place, on voit des côtes, on rencontre des navires. À 8h ½ du soir nous avons rattrapé le cuirassé Russe Minin qui, profitant d’une brise de Nord assez forte pour lui faire filer 6 nœuds environ à la voile, avait établi toute sa voilure. Il surveillait ses abords par l’arrière, et nous a vus venir de loin. Il a signalé sa présence par des feux de Bengale auxquels le Melbourne a répondu pour lui bien montrer qu’il l’avait aperçu et qu’il ne grimperait pas sur son dos.

Cette brise n’est pas assez forte pour que nous la sentions à bord. Le courant d’air que nous ressentons par l’effet de notre marche est plus fort que celui qui anime l’air par effet du vent, c’est ce qui fait que nous sentons un peu la chaleur aujourd’hui.

Nous voilà dans les mers que parcourent les bâtiments de la Division de la Mer des Indes. Je suis dans ma station. Profitant de l’amabilité de mon camarade Minier [10] j’observe de près la navigation du Melbourne, je lis les instructions nautiques, j’observe les cartes et fais mon profit de l’expérience qu’a de ces parages mon camarade et ancien.
Je suis heureux d’avoir trouvé quelque occupation et de pouvoir me laisser absorber un peu par des lectures sérieuses ; cela trompe un peu mon impatience de voir passer vite cette année de séparation qui ne fait que commencer.

Quelle peine j’éprouve parfois quand je vois des enfants jouer sur le pont, quand j’y rencontre des jeunes femmes au bras de leur mari ! Et quelle autre quand je pense qu’il faudra attendre jusqu’au 20 ou 21 janvier les premières nouvelles de ceux que j’ai laissés derrière moi !

[1] Le Melbourne : De la Compagnie des Messageries Maritimes. Mis à flot en 1881 retiré en 1917. Second d’une série de 7 paquebots gréés en trois-mâts barque ( Natal, Melbourne, Calédonien, Sydney, Salazie, Yarra, Océanien) construits pour la ligne d’Australie dans le cadre de la convention de 1881. La coque sur plans de Vésigné est celle du Saghalien construit en 1890 pour la ligne de Chine, mais la puissance est supérieure de 500 chevaux. Le Melbourne

[2] Minin : Cuirassé Russe à coque en fer lancé en 1869 sera retiré en 1915 alors qu’il était devenu Croiseur Corvette cuirassée de classe Alma (1867-1887).

[3] Armide : Corvette cuirassée de classe Alma (1867-1887).

[4] Suakin, Sawakin ou Souakim, est un port soudanais situé sur la mer Rouge. Suakin était le port principal de la région, mais, depuis quelques années, il est dépassé par Port-Soudan qui se trouve environ 60 kilomètres au nord. Wikipedia.org – Suakin

[5] Sublime Porte est le nom français de la porte d’honneur monumentale du grand vizir à Constantinople, siège du gouvernement du sultan de l’Empire ottoman. Wikipedia – Sublime Porte

[6] (agm) Le madhi – voir [8]

[7] Après la guerre anglo-égyptienne de 1882, les Britanniques prennent en grande partie le contrôle de l’Égypte. L’Europe commence à prendre conscience du danger de cette rébellion. L’Égypte, appuyée par les Britanniques, lance une nouvelle expédition de 7 000 fantassins, 1 000 cavaliers, 20 mitrailleuses et de l’artillerie, dirigés par William Hicks ainsi que 12 officiers européens (Wikipedia – Guerre des Madhistes).

[8] Muhammad Ahmad ibn Abd Allah Al-Mahdi, né le 12 août 1844 à Dongola et mort le 22 juin 1885 à Khartoum, est un chef politique religieux musulman, fondateur d’un mouvement et d’un État théocratique sur le territoire du Soudan. Wikipedia – Al Madhi

[9]  (agm) La guerre des mahdistes, ou guerre du Soudan, est un conflit qui oppose, au Soudan de 1881 à 1899, Winston Chruchill y a participé. Elle aboutit à la constitution du Soudan anglo-egyptien (Wikipedia – Guerre des Madhistes).

[10] Pierre René MINIER (1841-1902), camarade de l’École Navale (E.N. 1858), Le 7 juillet 1878, détaché en congé sans solde et Hors-cadre à la Compagnie des Messageries maritimes.

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