Comment j’ai rencontré Bernard Moitessier en 1971 – Par Loïc Antoine – 3ème et dernier épisode

3) La rencontre

C’est en revenant un jour de cette expédition à la poste centrale de Papeete que nous apprîmes d’une lettre de Bernard Salvat, rentré une fois de plus en « Métropole », que nous allions recevoir la visite du président du Muséum, Jean Dorst en personne [1] . Aussi, le jour de l’arrivée du Pr Dorst, nous nous rendîmes à trois à Faaa pour l’accueillir ainsi qu’Éliane qui l’accompagnait, louer une luxueuse 4L sur le compte du MNHN et traverser le bras de mer entre Papeete et Moorea à destination du faré Quesnot. Jean Dorst était un homme absolument charmant, et Éliane tout autant ; nous fûmes sous le charme pendant le week-end qu’ils passèrent au faré.

Lorsqu’ils repartirent tous deux pour Nouméa, Dorst nous confia qu’il souhaitait rencontrer Bernard Moitessier, qui lui avait fait une publicité d’enfer pour son ouvrage Avant que Nature meure et en avait boosté les ventes. En effet, nous avait raconté le Pr Dorst, Moitessier devenu célèbre pour avoir fait une fois et demie le tour du monde, déclara en débarquant de Joshua à Papeete en juin 1969 que ses longues journées de mer étaient agrémentées de la lecture d’un remarquable livre, celui de Jean Dorst. « Vous comprenez, nous avait dit Jean Dorst, une telle publicité pour un bouquin parlant de la nature et pas très vendable, ça vaut bien une rencontre avec ce lecteur devenu célèbre ! » Il fut donc convenu que Dorst inviterait Moitessier à le rencontrer à Papeete à son retour de Nouméa sur la route de Paris, et que l’un d’entre nous se chargerait de transmettre l’invitation.

Après que notre hôte et sa compagne furent partis pour Nouméa, je me portai volontaire comme d’habitude pour le courrier, et chargé du mot d’invitation de Dorst à Moitessier, je traînai sur le quai de Papeete, car j’y avais repéré Joshua, et je croyais naïvement que le fameux navigateur habitait à bord de son bateau. Je monte à bord de Joshua, bien délabré (il y a déjà deux ans qu’il « suce le quai ») et évidemment je n’y trouve personne. Je coince le mot d’invitation de Dorst dans le roof et repars pour Moorea.

Le boulot nous reprend, et nous sommes tout à la joie de plonger dans le lagon transparent de Moorea, car nous avons atteint le chenal sablonneux, et nous ramassons térèbres (Terebra robusta) et carottes (Mitra mitra) que nous pesons et laissons pourrir consciencieusement sur le toit de la cabane du groupe électrogène, car les cochons sauvages viennent les croquer si nous les laissons au sol (et ça pue encore plus). Un vendredi, nous entendons toquer à la moustiquaire du faré alors que nous buvions notre bière Hinano du soir (bière locale, vendue par caisse de douze bouteilles d’un demi-litre, chez le Chinois de Papetoaï). Un gars grisonnant aux cheveux longs, pieds-nus, un gigot néo-zélandais à la main, nous dit : « c’est vous qui faites de l’écologie ? » C’était Bernard Moitessier, venu nous voir parce que sa discussion avec Jean Dorst lui avait donné l’envie de voir de près ce que nous faisions. Il passa deux jours avec nous, venant nager en nous empruntant un masque pendant que nous travaillions ; on lui avait fait la remarque qu’au vu de la taille de ses pieds toujours nus, il n’avait pas besoin de palmes ! Il nous apprit que les grosses holothuries sont mangeables, il s’en souvenait de sa vie au Vietnam, à condition de les ouvrir et les laisser sécher. Nous avons essayé, ça n’a fait que puer et attirer une fois encore les cochons sauvages, et le menu Trepang fut vite abandonné. Bernard rentra à Papeete et nous nous promîmes de nous revoir.

Le cochon sauvage vient déguster les holothuries en train de sécher… Août 1971

Une fois, alors que j’allais à Papeete chercher le courrier, je le croisai dans le hall des boîtes postales où il était venu, toujours pieds-nus, chercher les épreuves de son livre La Longue Route. Je le vois s’écrouler littéralement de rire, au point de s’asseoir par terre, son manuscrit à la main. « Que t’arrive-t-il ? » lui demandé-je… regarde, « ils » ont laissé passer ma blague me répond-il. Je regarde en effet le passage de la postface où Moitessier « dédie ce livre au Pape et lui cède les droits d’auteur ». Ça le faisait rigoler comme un enfant de 46 ans qu’il était !

Une autre fois, nous avions passé la nuit chez lui et sa compagne enceinte jusqu’aux dents, en prévision d’une réunion que nous devions avoir au SMCB . Ils vivaient tous deux dans un petit faré dans la zone de Fare Ute. Ce fut l’occasion de goûter la production personnelle de pakalolo (marijuana en langue pomutu) de Bernard, issue de son jardin. Il avait expliqué dans La longue route comment il faisait pousser, à des fins alimentaires et vitaminiques, des graines de soja dans des pots de yaourt en plastique traversés d’un fil et arrosés d’un peu d’eau douce, en plantant des graines successivement et tous les jours dans le coton dont étaient bourrés les pots… Sans doute n’avait-il pas que des graines de soja à bord de Joshua, c’est pour moi le début de l’explication de son renoncement à la prime que lui aurait rapporté le bouclage de son tour du monde. Au SMCB le lendemain, René, qui avait du retard à l’allumage, passa les deux heures de réunion avec un sourire béat, nous en étions gênés car pour nous les effets s’étaient dissipés dans la nuit !

C’est une fois rentré en France que j’ai compris un peu mieux l’homme qu’était Moitessier. Sa femme légitime vivait en France et faisait bouillir la marmite, donnant des conférences, veillant sur les droits d’auteur du précédent livre à succès de Bernard (Le vagabond des mers du Sud). Il avait fait plusieurs allers et retours en Métropole, les nombreuses couvertures UTA et Air-France qu’il avait chez lui à Papeete en témoignent, et la bigamie ne le gênait pas. Sa seconde femme compagne accoucha de jumeaux en octobre 1971. Nous avons échangé quelques courriers, j’ai conservé les siens.

Les caisses d’échantillons que nous avions fait charger sur le Maori, cargo des Messageries Maritimes, n’arrivèrent jamais en France, le Maori ayant coulé corps et biens dans le golfe de Gascogne dans un naufrage inexpliqué, mais probablement dû au désarrimage des lingots de nickel qu’il avait chargé à Nouméa. J’avais repris mes études, interrompues par la réalisation d’un rêve tropical, aérien et lagonaire !

Le Maori à quai pendant les fêtes du Tiuraï – 14 juillet à Tahiti

Fin de l’histoire…                                                 Episode 2 : Installation et 1ères découvertes

[1] Jean Dorst est notamment l’auteur du fameux livre Avant que Nature meure, livre remarquable et prémonitoire, sorti en 1967, qui décrit ce qu’est le changement de l’environnement sous l’influence de l’Homme, avant que l’on parle de global change.

[2] Arthaud, l’éditeur.

[3] Service mixte de contrôle biologique, chargé à Papeete du contrôle des retombées radioactives des essais nucléaires, à l’air libre à cette belle époque ! La mixité était de mélanger civils et militaires dans le service, mais le secret militaire était évidemment roi…

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