Dernier épisode Libyen par Loïc Antoine

La guerre du Kippour : le sous-marin

Axel 1 a déjà raconté comment nos fiers navires avaient été militarisés lors de la guerre du Kippour, en octobre 1973. Comme lui sur le Al Bahit, j’avais vécu la même histoire à bord du Al Muktashef, où une mitrailleuse lourde, ou un petit canon, en tout cas un engin de guerre, avait été installé sur la plage avant du bateau, monté sur son socle, et emporté par le poids de la culasse, laissé pointé vers le ciel comme en attente d’une cible aérienne. L’intervention de l’ambassade de France nous avait contraint d’embarquer malgré l’état de guerre, la mitrailleuse fut démontée, et comme Axel, je l’ai retrouvée sur la bannette de l’infirmerie derrière la passerelle, même pas rangée dans sa caisse, les rubans de balles en vrac sur le sol.

Déjà la déclaration de guerre nous avait surpris en plein travail au laboratoire. À terre comme en mer c’était le ramadan (voir les épisodes précédents), et en fin de journée la torpeur avait gagné notre équipe, pressée de rentrer à la maison. Tout à coup, un bruit infernal nous extrait de la somnolence : nous sortons précipitamment pour voir passer à nouveau au ras de nos tête des Mirages, la fierté de l’armée libyenne, volant deux par deux vers l’ouest, en direction opposée du champ de bataille présumé puisque le guerre était déclarée à Israël.

Sortis de la torpeur et décidés à rentrer à la maison, nous avions rangé nos affaires et roulions vers Giorgim Popoli où nous habitions, à quelques kilomètre à l’ouest en banlieue de Tripoli, quand un cortège de véhicules militaires (camions, jeeps, half-tracks) dépassèrent notre Renault-16 à toute vitesse, toujours en direction de l’ouest. Décidément, la direction prise par la Libye belligérante nous semblait à l’opposé du terrain d’affrontement, au point que nous échafaudions déjà un scénario de victoire éclair de Tsahal et d’une fuite des Libyens. Le lendemain, nos collègues Libyens nous donnèrent l’explication officielle : l’armée libyenne allait participer à l’effort de guerre du pays frère, la Tunisie. Mais comme les moyens manquaient aux Tunisiens, sans doute faute de rente pétrolière et de matériel, les soldats Tunisiens étaient partis pour le front mais à pied, de leurs casernements de Tunis et de Sfax. Il fallait donc que la Libye les aide à accélérer le mouvement en allant à leur rencontre avec tous les moyens de transport. Bien que cela n’explique pas les vols de Mirages, on pouvait comprendre cette sollicitude entre frères d’armes. Toujours est-il que nous ne vîmes pas le retour des troupes alliées en destination du front, mais peut-être avait-il eu lieu de nuit, laissons cette possibilité ouverte. Quant aux Mirages libyens, on a dit à l’époque qu’ils avaient été prêtés à l’Égypte pendant le conflit. J’avoue ne pas avoir cherché à vérifier si ce prêt avait vraiment eu lieu.

Nous avions été contraints, sur ordre de l’ambassade de France, d’embarquer sur des navires militarisés par un pays en guerre. Mais c’est du gouvernement Libyen que nous reçûmes un jour l’ordre d’annuler un leg prévu dans le cycle des campagnes scientifiques que nous menions pour lui. Un beau jour en effet, peu après que la guerre se fut achevée comme on le sait 2, les autorités libyennes nous annoncèrent la réquisition des deux bateaux par la Marine nationale libyenne. Nos chefs du service de la pêche n’eurent aucune explication de la part du gouvernement de Kadhafi, et l’état-major Polonais des deux bateaux, comme leurs seconds capitaines Égyptiens, furent proprement débarqués de leur fonction et par conséquent de leurs navires. C’était à n’y rien comprendre. La guerre était finie, et par dessus le marché la Libye pas plus que la Tunisie ne semblaient y avoir pris part, du moins d’après ce que nous entendions dire par nos collègues. Tout s’était passé bien vite, et même si le conflit avait duré plus longtemps que la guerre dite « des Six Jours », les pays belligérants qu’étaient l’Égypte, la Syrie et Israël étaient en négociation de paix.

Les deux bateaux Al Bahit et Al Muktashef étaient réquisitionnés pour une mission spéciale, ils seraient pour cela commandés par des officiers Libyens et armés par un équipage réduit, choisi parmi nos marins habituels. Nous étions donc contraints de rester à terre, et de nous occuper à dépouiller les données récoltées au cours des précédentes campagnes. Ce n’était pas une mauvaise affaire pour nous puisque le temps manque toujours pour cette étape indispensable, mais on pouvait quand même s’interroger sur l’avenir de notre projet. Savoir nos vaisseaux de recherche entre les mains des militaires libyens nous inquiétait quant à leur restitution, si restitution il y avait… Il courait des bruits sur l’époque de « l’avant-Sogreah », où l’un des deux bateaux mis entre les mains de l’armée libyenne et parti de Tripoli pour Benghazi s’était retrouvé en Crète, à la suite d’une erreur de navigation car le capitaine militaire ne savait pas tracer ni tenir une route. On n’y croyait qu’à moitié, mais même à moitié c’est tout de même y croire un peu !

Un samedi matin, à la reprise du travail après la pause du vendredi, nous eûmes l’heureuse surprise de voir nos deux bateaux à quai, sagement stationnés côte à côte, comme à l’accoutumée. C’était déjà un bon point pour nous, ils n’avaient pas disparu ! Les langues se délièrent peu à peu, et nous finîmes par apprendre une version officieuse mais crédible de cette réquisition. Lors de la guerre du Kippour, la Marine nationale libyenne (car il en existait bien une) avait elle aussi été mobilisée et avait proposé ses moyens aux belligérants, en prêtant son sous-marin. La Libye avait donc un sous-marin, ce qui était nettement moins connu que sa possession de Mirages, vendus par la France à Kadhafi. Cependant la capacité à manœuvrer un navire submersible devait être très limitée car la réquisition des deux navires dit « de recherche » avait eu pour but de rechercher le sous-marin qui avait disparu quelque part entre Tripoli et Syrte dans le golfe du même nom. Quand on sait le piètre état des instruments de nos deux bateaux (nous n’avions pas encore connu la rénovation effectuée à Marseille) on se doute que, alliée à la compétence probablement médiocre de l’équipage de réquisition, la recherche serait vaine. C’était bien le cas, Al Bahit et Al Muktashef étaient rentrés bredouilles de leur campagne et le sous-marin avait disparu corps et biens.

Le Vendémiaire, sous marin de mon grand-père.
Source : https://www.marins-granvillais.fr/histoire/sous-marin-vendemiaire.html

Si cette histoire était vraie, le drame était consommé. Pour ma part, j’étais d’autant plus attristé que ma mère avait connu la disparition de son père (mon grand-père) avec tout l’équipage du sous-marin qu’il commandait dans un naufrage accidentel au large de Cherbourg en juin 1912. En fin de compte nous n’avons jamais su si cette histoire était vraie, mais elle était tout à fait plausible. Elle aurait fait les seules victimes Libyennes de la guerre du Kippour. On n’a jamais su le fin mot de cette histoire, qui peut-être dort dans un dossier classé secret des services du même nom, en Europe ou aux États-Unis ?

1 Axel Romana, retraité de l’Ifremer et compagnon de route en Libye

2 Des discussions de paix s’engagèrent à la demande du Conseil de sécurité de l’ONU à la fin du mois d’octobre 1973 entre Israël et les Pays Arabes, de fait l’Égypte et la Syrie.

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