Enfin l’escale attendue depuis deux mois par Charles, qui hélas n’a pas les moyens d’aller au bal à Cap Town, ça coûte trop cher pour sa modeste bourse. Il sera donc contraint de boire un coup de trop à terre avec les aspirants Anglais. On verra dans l’épisode 15 qu’il finira par aller gratis à Cap Town !
Le 20 mai 1863
A Bord de la Sibylle, au mouillage de Simon’s Bay (Cap de Bonne Espérance)
Nous sommes arrivés en bonne santé et au complet dimanche 17 après deux mois de mer ; notre traversée depuis Palmas a été assez heureuse, nous avons eu quelques jours de calme et deux ou trois jours de mauvais temps ; ceux-là exceptés, les autres ont été beaux. Si les affranchissements dans ce coquin de pays ne coûtaient pas si cher je vous enverrais mon journal, soyez tranquilles vous ne perdez rien pour attendre, vous l’aurez un peu plus tard je vous l’enverrai de Bourbon.
J’ai reçu une lettre de vous le lendemain de mon arrivée, vous dire tout le plaisir qu’elle m’a fait serait difficile, Paul 1 lui aussi m’a donné de ses nouvelles, j’ai passé une après-midi bien heureuse. Quand à votre lettre de Teneriffe je ne l’ai pas reçue.
Simon Town est un très petit endroit on n’y trouve peu de choses, il faut tout faire revenir de Captown qui est une ville immense et pleine de ressources. La côte est généralement très haute nue et brûlée, ou encore sablonneuse. La baie de Simon est parfaitement abritée quelquefois cependant, les navires y ont cassé les chaînes de leurs ancres ; elle est pleine de poissons on en prend beaucoup de très gros et de très bons. Nous avons trouvé au mouillage une frégate amiral anglaise « The Narcissius » les midships de cette frégate sont de forts gentils garçons, nous sommes allés leur faire une visite, hier soir ils sont venus boire le punch et danser avec nous ; ils étaient « très beaucoup contents» ce sont de jeunes gens très bien élevés, j’ai fait la connaissance intime de l’un d’eux qui parle assez bien le français. C’est un jeune noble « the honourable mister Cécil Cavofan » Nous sommes invités à assister à une soirée musicale qui sera donnée jeudi par le directeur du port. Nous allons rester ici une dizaine de jours, quand nous nous serons refaits, quand nous aurons embarqué nos vivres nous partirons pour Bourbon. J’y serai enchanté d’y trouver les cent fr que papa m’adresse, je le remercie beaucoup, cette petite somme fera très bien dans ma bourse qui eût pu être singulièrement plate. Quand nous y arriverons je vous expédierai un croquis de notre traversée et mon journal, vous aurez de quoi vous amuser, j’y joindrai quelques dessins explicatifs. Peut-être pourrai-je vous adresser un dessin très fidèle de la frégate, sa photographie.
Je vais écrire à Paul ; le courrier partant demain, le vaguemestre lèvera les lettres aujourd’hui, si je n’ai pas le temps de faire la lettre dont je vous parle, dites à Paul que sa lettre m’a fait grand plaisir et que je lui écrirai de Bourbon.
Faites mes amitiés à nos parents et amis je vous embrasse sur deux joues Ch Antoine
Vous savez qu’après Bourbon, après le retour de Madascagar, notre première relâche sera Sidney. Vous pourrez m’y adresser des lettres. Après le Cap, Bourbon ; après Bourbon Sainte Marie de Madagascar (un mois) puis nous revenons à Bourbon et de là nous allons à Sidney et en Nouvelle Calédonie.
24 mai
Heureusement j’ai reçu votre lettre, celle que vous recevrez peu de temps avant la présente vous dira combien j’ai été heureux
Notre séjour à Simon’s Bay est très agréable, nous avons reçu les aspirants anglais, ils sont venu danser avec nous et prendre le punch ; le lendemain l’Etat major est allé en soirée chez le directeur de l’arsenal ; le surlendemain nous avons été invités par les aspirants anglais, ces gaillards nous ont fichu un plumet, pour la première fois de ma vie j’ai été un peu plus que gai sans cependant être en ribote ; Je riais comme un fou, je faisais des déclarations d’amour aux officiers, j’ai dit à l’officier en second qu’il avait une bonne tête, que c’était un brave homme et que je l’aimais beaucoup.
Avant-hier la frégate française La Renommée armée en guerre et revenant de Chine a mouillé sur rade très près de nous, nous avons été heureux de voir des français et aussi de voir le pavillon national en compagnie d’une cinquantaine de canons ; quoique je sois sur une vraie gabarre, je ne suis pas encore devenu tout à fait marin marchand : j’aime encore le côté militaire de notre métier
Presque tous les jours nous allons faire des promenades à terre, quoique la côte ne soit pas belle nous sommes cependant bien contents de voir quelque chose qui ressemble à la campagne. La ville de Simon’s town est très petite, elle se compose de l’arsenal anglais, de cinq églises ; vous savez qu’il y en a autant que de sectes et elles sont innombrables dans le protestantisme, et d’une trentaine de maisons habitées par des commerçants ou les employés du gouvernement anglais. On trouve ici des vivres frais, du vin du Cap à assez bon compte ; le charbon est hors de prix, il coûte plus cher que le pain. Nous faisons nos approvisionnements ici car il paraît que Bourbon a été ravagé par un ouragan et que nous n’y aurions rien qu’au poids de l’or. Les habitants sont Anglais ou Hollandais ; les indigènes, les Hottentots sont aussi laids que des singes. Eux aussi gagnent leur vie en travaillant pour les marins des navires qui viennent relâcher à Simon’s Bay, ils lavent le linge, je pense qu’ils doivent faire leur profit, pour mon compte j’ai eu 25 francs à leur donner, c’est à raison de 3 shellings la douzaine de chemises, un shelling vaut vingt cinq sous. Ceux des indigènes qui ne trafiquent pas avec les étrangers pêchent ; la baie de Simon’s town est très poissonneuse, et de plus elle possède un poisson qu’on appelle Crapaud de mer qui est un poisson violent, on le prend très facilement, il est très vorace et se jette sur les lignes, ceux qui ne sont pas prévenus et qui en mangent ne vivent pas six heures. L’administration pour prévenir les accidents fait prévenir à bord de chacun des navires qui arrivent, alors on en fait prendre un immédiatement et on le cloue au pied du grand mât avec un écriteau.
La Sibylle a vu naître dernièrement un petit français, une de nos passagères a accouché à bord ; notre officier d’administration a servi d’officier de l’état civil, notre chirurgien major a rempli les fonctions de sage-femme.
Mon officier des montres a fait l’acquisition d’un singe, mon camarade s’appelle JAIK il est très laid et méchant, je lui apprendrai à observer et à faire le point
Le gouverneur de la colonie qui demeure à Cap Town (town est anglais et signifie ville) a envoyé au commandant une lettre d’invitation pour lui et son état-major au bal qu’il va donner le 26 pour l’anniversaire de la naissance de la reine Victoria. Je n’aurais pas mieux demandé (que) d’y aller, mais cela eût coûté trop cher : pour faire le voyage d’aller et retour et séjourner 48 heures au Cap, il faut, dit-on, une centaine de francs, somme que je ne suis pas en état des dépenser et que je regretterais si je la voyais filer en si peu de temps.
Nos soirées continuent à être aussi gaies que par le passé, hier soir les aspirants de La Renommée sont venus nous voir et ce soir nous allons danser chez eux ; ils ont tous des têtes de capitaine de frégate, 4 ans de campagne en Chine les ont vieillis ; ils ont de grandes barbes de patriarches et ne veulent pas croire qu’aussitôt arrivés en France ils vont filer pour le Mexique 2. L’un d’eux est décoré et se nomme de Courtille, le ruban rouge ne fait pas mal du tout sur la redingote d’un midship. Aussitôt arrivés en France ils passeront leurs examens, passeront aspirants de 1ère classe, le lendemain même seront nommés enseignes, on leur fera un rappel de solde, c.a.d qu’on leur paiera la différence entre les appointements de 2ème classe et ceux de 1ère classe pour 2 ans.
Je vais fermer ma lettre, c’est La Renommée qui vous la portera. Adieu, je vous embrasse. A Bourbon la prochaine.
1 Le frère de Charles, qui a choisi la carrière de l’armée de terre.
2 On rappelle que la France est entrée en guerre contre le Mexique (1861-1867) avec pour objectif de mettre en place un régime favorable aux intérêts français (Wikipédia).