Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 17

Où Charles peste contre le mouillage de Saint-Denis de la Réunion (port qui n’a pas changé au XXIe siècle !), et commence à trouver que son Commandant prend du bon temps à terre, au lieu de se dépêcher de rejoindre Madagascar. La critique des Créoles par Charles n’est pas piquée des vers, ni celle de l’esclavage toujours en cours malgré son abolition le 27 avril 1848 !

24 juin à 60 lieues de Bourbon.[1]

Je m’étais bercé de fol espoir : je comptais faire un quart et il paraît que je ne le ferai pas, mais ça m’est fort égal.

Depuis deux ou trois jours nous avançons rapidement, demain peut-être nous serons au mouillage en rade de St Denis. À peine arrivés nous serons débarrassés des disciplinaires, de quelques passagers ; notre poste va faire la perte regrettable de trois des nôtres, nous ferons chanter un Te Deum solennel pour célébrer leur départ tant nous serons aise de les voir loin de nous pour toujours. On commence à sentir que nous arrivons dans les régions tropicales, il fait chaud ; le ciel est devenu beau, la mer est plate. Nous resterons peu de temps à St Denis, nous partirons presque aussitôt pour Ste Marie de Madagascar, là nous déchargerons la frégate de la ferraille qu’elle contient. Nous y séjournerons probablement un mois. Nous allons manger des vivres frais à profusion, ils y sont pour rien ; mais nous pourrons nous préparer à avoir chaud. Nous pensons rentrer à Bourbon dans les premiers jours du mois d’Août, y rester jusqu’au 20 du même mois et alors partir pour Sidney. La traversée sera de 45 à 50 jours nous y serons donc rendus dans les premiers jours d’octobre ; il est probable que notre relâche dans la capitale de l’Australie soit de 8 à 10 jours de sorte que nous pourrons être en Calédonie au mois de Novembre.

Nous y resterons le moins possible ; nous irons de suite à Taïti où le commandant a l’intention de rester le plus longtemps possible. Il est probable que les premiers jours de Janvier nous verront à Taïti. Il n’est pas sûr que nous allions à Valparaiso, il est plus probable que nous relâchions à Rio de Janeiro ou à Ste Hélen, quel que soit le lieu de la relâche elle aurait lieu en Mars. Bref j’espère que la Sibylle sera en France au mois de Mai prochain, si toute fois les vents lui sont quelque peu favorables.

Jusqu’à présent la santé de notre équipage et de nos passagers a été bonne, nous n’avons eu aucune maladie sérieuse sauf celle d’un petit enfant de deux ans et nous n’avons perdu personne. Au contraire, il nous est né un petit Français à Simon’s Bay.

Nos matelots sont de braves gens pour le plus grand nombre. La discipline du bord est du reste fort lâche, elle l’est peut-être trop, il y a peu d’ordre à bord parce que le second dort beaucoup et ne s’occupe guère du détail qui exige de la part de l’officier chargé une grande activité.

Extrait croquis de Charles-Antoine – Du Cap de Bonne Espérance vers La Réunion – fin juin 1863

27 juin

 Hier à 9 heures du matin nous avons mouillé en rade de Saint Denis. Dès le lever du soleil nous avions aperçu l’île de la Réunion, une belle terre haute, bien cultivée, riante. Pour ceux qui l’habitent ; l’île n’a rien de désagréable comme vie matérielle, mais pour les marins qui sont forcés de vivre à bord de leur navire mouillé sur une rade sans abri c’est fort ennuyeux.

Navigation entre La réunion, L'île Bourbon et Madagascar

Navigation entre La réunion, (notée Bourbon) et Madagascar – Extrait du croquis publié par Charles-Antoine en octobre – cela augure de bien des péripéties.

A peine arrivé et après les formalités d’usage, le commandant envoya le vaguemestre à terre et une demi heure après il arrivait avec un paquet de lettres ; j’en eus cinq ; deux de vous, une de Paul, une de l’oncle Finy, une de Cabasse. Je les lus toutes avec un empressement tel qu’il me fallut les relire deux ou trois fois pour bien savoir ce qu’elles me disaient. J’ai été heureux d’apprendre que tout le monde allait bien. J’ai vu avec plaisir qu’on n’oubliait pas le marin. Mes lettres doivent vous prouver que je pense à vous quelques fois, leur longueur est je crois proportionnée à leur rareté. Je vous envoie aujourd’hui ce que j’aurai voulu vous envoyer par la frégate la Renommée, j’ai ajouté la traversée de Simon à St Denis. Vous pourrez suivre la Sibylle dans sa course à travers les océans et vous faire une idée de la marche d’un navire à voiles. J’ai joint quelques indications à l’encre bleue pour vous expliquer les détours qu’il semble que nous avons faits.

Cette lettre vous arrivera peu après celle du Cap, elle vous complétera le détail de notre relâche à la pointe Sud de l’Afrique. Je ne crois pas que l’escale que nous faisons soit bien agréable, nous sommes comme en pleine mer roulant comme des barriques, constamment prêts à appareiller pour aller au large recevoir un coup de vent que nous ne pourrions pas supporter au mouillage. Le fond de la rade est de galets, les ancres n’y peuvent pas tenir, aussi dès qu’il vient à venter on va au large passer le temps nécessaire pour que le vent tombe puis on revient . La ville de St Denis qui dit-on, est très jolie a un très vilain aspect vu de la rade ; elle est dans un fond et près d’une rivière réputée comme charmante. Je ne suis pas encore allé à terre si ce n’est pour aller faire une corvée que vous allez juger fort agréable : on m’a envoyé à 7 heures du soir porter des malles appartenant à un passager que nous avions pour St Denis. J’ai fait la poste, ce n’est pas tout à fait le service que je m’attendais à faire dans la marine impériale ; depuis quelques années ses navires sont transformés, sauf de rares exceptions, en de vastes Omnibus, les gamelles d’officiers et d’aspirants en gargottes où on vend à boire et à manger, où on loge à pied. La marine de guerre est faite pour protéger celle de commerce, pour représenter dignement la France et  faire respecter ses couleurs ; mais maintenant c’est elle qui fait le commerce, elle transporte des voyageurs et fait une rude concurrence à la marine marchande en ce qu’au lieu de faire payer les passagers elle les nourrit pour leurs beaux yeux.

Le débarcadère dans ce vilain trou de pays est difficile, on se mouille jusqu’aux genoux pour passer de l’embarcation à terre ou réciproquement. La rade est garnie d’une dizaine de navires de commerce français qui se chargent de sucre et de café, ce sont les productions de l’île.

On attend ici de jour en jour la frégate à vapeur l’Hermione [2] qui commande la station, elle doit aller à la grande terre de Madagascar, on vient d’assassiner le roi malgache Radama II [3] qui protégeait les Français et leur avait fait plusieurs avantages dans son royaume ; les Anglais qui en crevaient de rage lui ont fait couper le cou et il va falloir éclaircir toute l’affaire. Le premier ministre du défunt monarque est un Français nommé Lambert [4], il arrive de Paris sur l’Hermione, il était allé muni des pleins pouvoirs de Radama II traiter avec la France, il faudrait savoir ce qu’il va devenir et surtout ce qu’il va faire.

Dernière nous se trouve mouillé un petit aviso à hélice le Lynx sur lequel se trouve un aspirant de 2ème classe embarqué comme officier, il demande une permutation mais aucun de nous ne se montre désireux de passer deux ans sur une rade désagréable et dans un pays où on vit comme un misérable parce que tout est hors de prix. Un dîner qui vaut 2 50 en France se paie 5 francs à St Denis, encore est-on fort mal servi. Je vous remercie une fois de plus de m’avoir envoyé cent francs, ils sont arrivés fort à propos, c’est à Madagascar que j’en aurai besoin, car je veux y acheter aux indigènes un tas de petits bibelots que je rapporterai comme souvenirs.

1er juillet

Toujours à la même place ; depuis notre arrivée sur cette abominable rade, le Commandant est venu passer deux heures à bord, il s’amuse bien à terre et ne pense plus à s’en aller. S’il continue à lambiner comme ça, l’Isis qui est partie de France un mois après nous arrivera deux mois avant nous en Calédonie. À Ste Marie nous entrerons dans le port même et au lieu de mouiller nos ancres de chargement nous les déposerons à terre, ce qui nous fera la moitié moins de besogne dans un pays très chaud, personne n’en sera fâché.

Tout le monde ici a assez du mouillage de St Denis ; tout est à des prix exorbitants à terre, une salade de laitue et de chicorée revient à 25 sous. La ville de St Denis est un immense jardin ; chaque maison a le sien, c’est un séjour agréable pour ceux qui demeurent dans l’île, mais assez triste pour des gens de passage, les hôtels sont des guet-apens, un lit pour une nuit coûte 4 francs et on y est aussi mal que possible. Les monnaies du pays n’ont aucune valeur, du reste elles se composent de celles de toutes les nations riveraines de la mer des Indes ; les pièces françaises sont excessivement rares. Hier je suis allé escorter 1 390 000 francs convoyés de France au trésorier de la Marine.

L’esclavage quoique aboli en France n’en existe pas moins à l’île de la Réunion ; on voit des Noirs de différentes races travailler de tous côtés, ils sont soit disant engagés, mais sous la direction d’un entrepreneur qui les gouverne à sa guise, les paie comme bon lui semble, les mène à coups de bâtons etc, etc. Les Créoles sont de tristes bougres, leur dieu est l’argent, ils sont d’une fierté repoussante. On voit ici aussi mais mieux que partout courber l’échine devant de nobles canailles qui ont fait des fortunes immenses en volant adroitement. Quant aux femmes créoles se sont des paresseuses très remarquables, elles passent volontiers une journée allongées dans un fauteuil à se donner des airs de langueur qui iraient tant à une personne prête à rendre l’âme. Somme toute ce pays me déplaît cordialement, sous des dehors très riches il cache une misère quelquefois profonde.

L’Hermione est arrivée ce matin, elle porte une commission composée de 24 ou 25 individus qui vont explorer certains points de Madagascar et désigner ceux que la France pourrait convoiter et occuper. Il paraît que la mort de Radama ne change rien dans les relations de la France avec son pays.

Je vous embrasse, prenez patience la Sibylle rentrera en France un peu plus tard peut-être qu’elle n’aurait dû. Je vais très bien, je désire que la présente vous trouve aussi bien portants. Faites mes amitiés à la famille et aux personnes qui demandent après moi.

Je souhaite bonne chance à Émile pour son examen de baccalauréat et je le félicite d’avoir pris son parti : les quelques mots qu’il m’a écrits m’ont aussi fait bien plaisir. J’ai été content de savoir que grand-père allait toujours bien, j’espère qu’à l’arrivée du courrier il lâchera une bouteille de 46 pour la boire à la santé du marin. Je vous embrasse tous de nouveau.

Charles Antoine

[1]   Ancien nom de l’Île de la Réunion de 1640 à 1793, et de 1815 à 1848 (de 1806 à 1815, elle fut baptisée Île Bonaparte) – source http://une-autre-histoire.org/pourquoi-la-reunion-sappelle-la-reunion/

[2] Il ne s’agit pas de la frégate qui a conduit le marquis de La Fayette aux États-Unis en 1780 et qui a coulé en 1793. Plusieurs navires de la Marine française se sont appelés ainsi.

[3]    Radama II (1829-1863) roi de Madagascar et francophile, assassiné en mai 1863 par les tenants Malgaches d’une politique plus indépendante (et non par les Anglais comme le pense Charles).

[4]    Joseph Lambert (1824-1873), intrigant Français. Un des rares Européens à être admis à la cour de Ranavalona I, reine de Madagascar auquel succèdera Ramada II.

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