L’article 17 a bien été publié la semaine dernière. Ceux qui n’ont reçu que la 2e newsletter (le mardi) ne l’ont pas vu annoncé.
Où Charles relate son escale à Sainte Marie, île à 100 km au Nord de Tamatave (Toamasina) sur la côte Est de Madagascar , et sa vision savoureuse des différences entre le colonialisme anglais et celui de la France au XIXe siècle.
Sainte Marie de Madagascar le 12 juillet 1863
Nous sommes partis le 4 de Bourbon et le mardi 8 juillet nous avons mouillé en rade de Sainte Marie. Notre traversée a été très heureuse ; nous étions dans la région des vents alizés nous avions donc bon vent, beau temps, belle mer. Nous avions quelques passagers militaires, la relève de la garnison : parmi eux j’ai trouvé un sergent du génie nommé Guillaume qui est de Saint Nicolas, nous avons fait connaissance et parlé de la Lorraine.
Je m’étais imaginé, je ne sais pourquoi, que nous allions voir un pays épouvantable, on m’avait dit tant de mal de Madagascar que je n’étais pas du tout pressé d’y arriver. À mon grand étonnement j’ai vu une île charmante verte comme une prairie au printemps, boisée, fertile, en un mot charmante. Elle renferme cependant quelques marais qui déparent un peu dans le tableau. À notre arrivée dans le pays nous avons reçu à bord la visite du Gouverneur qui est un lieutenant de vaisseau, M Delagrange. Il nous a annoncé qu’on était fort à court de vivres dans la Colonie, plusieurs petits navires qui faisaient le service de Sainte Marie à Saint Denis se sont perdus, les communications ont donc été interrompues ou au moins rendues plus rares ; le vin et la farine sont donc des objets de prix. Heureusement hier à 3 heures le Lynx arrivant de Saint Denis chargé de vivres a mouillé près de nous, il était temps, il n’y avait plus 1000 litres de vin dans toute la colonie.
Comme position militaire et maritime elle est fort importante, si jamais les Français réussissent à s’établir à Madagascar, ils auront à Sainte Marie un établissement qui pourra devenir très important. On pourra faire un port très bien abrité, très sûr, capable de contenir des navires aussi grands que des frégates et en assez grand nombre. De plus ce sera un abri où les navires viendront pour laisser passer l’époque des ouragans qui démolissent tout à Saint Denis.
Les Malgaches ne sont pas trop laids, ils sont assez solides et m’ont paru aimer assez les Français ou tout au moins ne pas les détester. Ils sont fort polis, propres et serviables. On les emploie comme ouvriers dans le port ; comme tous les Noirs ils n’en font qu’à leur aise ; ils jouissent d’une santé assez florissante, il paraît cependant qu’ils ne sont exempts des fièvres que les Européens gagnent lorsqu’ils font un séjour prolongé dans l’île.
Nous déchargeons nos chaînes et nos ancres, nos hommes travaillent beaucoup ; mais nous allons être obligés de faire double besogne ; à terre ils manquent des moyens nécessaires pour mettre à terre les poids très lourds que nous avons apportés.
Le Lynx portera cette lettre à Bourbon ; il repart ce soir, il faut que j’envoie ma lettre immédiatement.
Nous continuerons la causerie un autre jour. Je vais très bien et je vous embrasse.
En mer sortant de Sainte Marie de Madagascar.
Notre séjour a été moins long qu’il ne semblait devoir être, notre besogne de déchargement a été menée bon train ; quoique la colonie ne dispose de moyens fort expéditifs pour manier de lourdes pièces, nous avons déchargé nos 1400 mètres de chaînes de toutes grosseurs et nos 12 ancres en moins de 8 jours. Notre cale a été aussitôt réinstallée et on a laissé un ou deux jours de repos à nos hommes qui ayant beaucoup et bien travaillé étaient très fatigués.
Nous avons profité de notre séjour dans un beau pays pour y faire des promenades ; bien que nous ayons séjourné à Sainte Marie lors de la saison des pluies, nous avons pourtant battu l’île dans toutes les directions. Nous avons ramassé des souvenirs pour les nôtres, vous aurez des passicos en paille, des porte-cigares, quelques coquillages, une canne en palmier. À Saint Denis je ferai une petite provision de vanille pour parfumer les crèmes etc.
Je suis allé un jour avec M. Pottier faire provisions pour la gamelle des officiers, nous avons couru cinq villages, leur construction est extrêmement simple, de petites cases cannées sans cheminée, sans fenêtre, toutes espacées entre elles d’une vingtaine de mètres, bien alignées de façon à former une rue assez longue ; voilà un village malgache[1] ; autour de chaque maison quelques arbres, des volailles et un ou deux chiens ; dans chacun des Noirs ou des Négresses sentant l’huile de coco à quinze pas pour faire fuir les moustiques et je crois aussi les Européens. Mais ce sont de braves gens, le commerce est très facile à faire avec eux, les prix sont faits, et établis depuis nombre d’années, jamais ils ne l’augmenteront d’un sou, mais ils ne souffrent pas qu’on leur en donne un de moins.
Pour vingt sous on a un beau poulet, pour trois francs une grosse oie. En arrivant dans le village si, ce qui est rare, on ne trouve pas un Noir parlant le français on imite le cri du dindon, ils comprennent ce que cela veut dire, ceux qui ont des volailles à vendre les apportent et en moins de quelques minutes le marché est conclu. Pour 45 francs nous avons eu un porc pesant 79 kg. Après avoir fait une rafle générale nous avons apporté une ménagerie complète ; en même temps nous avons fait une délicieuse partie ; avec l’entrain et la gaieté qui le distingue, M. Pottier n’avait cessé de nous amuser en route ; dans les villages il se conciliait tout de suite les bonnes grâces des Malgaches ; dans un village on a voulu le nommer chef.
On ne cultive pas à proprement parler l’île de Sainte Marie et pourtant elle est bien fertile ; quelques canaux irrigateurs bien placés suffiraient pour l’assainir complètement et une culture facile lui ferait produire tout ce qu’on voudrait. Malheureusement les Noirs ne sentent pas la nécessité de ces travaux ; d’un autre côté une colonie qui reste quelquefois 4 et 5 mois sans aucune communication avec la métropole, où résident vingt ou trente Français tous employés du gouvernement, cette colonie, dis-je, malgré toute la bonne volonté du monde ne peut pas arriver à grand-chose.
De Sainte Marie on aperçoit très bien la Grande Terre de Madagascar, c’est aussi un beau pays, fertile mais à assainir. Ses habitants les Howas ne sont pas aussi sociables que les Malgaches ; ils ne se font pas un point de conscience de tuer un Français qui se laisse surprendre ; aussi ne faut-il pas compter s’établir chez eux tout d’un coup ; la politique à suivre est celle de M. Lambert qui du vivant de Radama commençait à introduire ses compatriotes sans bruit ni coup de grosse caisse.
20 juillet.
Nous faisons route avec le gouverneur particulier de Sainte Marie, c’est un lieutenant de vaisseau ; il est marié à une créole de Bourbon et a trouvé moyen de passer quelques années près de sa femme en acceptant le commandement d’une petite colonie ; il y a cinq ans qu’il est son maître. Il s’occupe beaucoup de son gouvernement, malheureusement il est mal secondé et il n’est pas encore arrivé à faire de Sainte Marie tout ce qu’on pourrait en faire ; ses demandes et ses réclamations arrivent au ministère, mais il a beau faire, c’est comme s’il chantait : on ne s’occupe pas de lui. En France on oublie souvent les colonies ; on prend possession de terres lointaines, on élève un monument pour perpétuer le souvenir de cet évènement : alors on envoie un gouverneur militaire, des troupes, des gendarmes, un commissaire de police, quelques femmes perdues de mœurs et des écrivains de marine, la colonie est fondée. Souvent elle ne rapporte rien, il faut au contraire lui envoyer des provisions, c’est égal, on a une colonie, le but est atteint. Nos voisins les Anglais sont moins bêtes que nous ; ils n’ont pas eux de position militaire comme nous, ils ont de grands centres de commerce qui rapportent à la métropole, ils laissent toute latitude à l’industrie, protègent le commerce, attirent en leur faisant toutes espèces d’avantages les étrangers dans leurs ports et surtout ils ont l’œil de les bien choisir. Tout cela revient à répéter l’éternel refrain : le Français est soldat, l’Anglais est commerçant.
Nous avons d’autres passagers et passagères à bord : ces dernières font mal à voir, elles ont le mal de mer et comme elles sont créoles pour la plupart elles se laissent aller à tout leur mal, leurs domestiques Noirs en font autant de sorte qu’on ne peut pas faire un pas sur l’arrière sans rencontrer un ou deux malades de l’un ou l’autre sexe.
Ce matin un de nos matelots est tombé à la mer ; en travaillant dans la mâture il a reçu un coup à la tête, il a été étourdi a lâché tout et est tombé. Immédiatement on a mis en panne, on a laissé tomber la bouée de sauvetage. En tombant dans l’eau il a été rafraîchi, l’instinct de la conservation au moins lui est resté il a nagé et a saisi la bouée ; pendant ce temps on amenait en toute hâte une embarcation qui est arrivée fort à temps, il commençait à perdre ses forces et à boire à la grande tasse, on l’a ramené aussitôt et mis aux mains du chirurgien qui lui a administré tous les secours opportuns. Il va aussi bien que possible ce soir.
23 juillet
Depuis que la frégate n’a plus son lourd chargement de ferraille, elle marche mieux et ses mouvements de tangage et de roulis sont moins durs. Nous sommes encore loin de Saint Denis, nous avions vent debout pour revenir ; le commandant a fait un essai ; ordinairement les navires qui vont de Madagascar à Bourbon vont tirer dans le Nord les bordées qui leur font gagner leur destination ; nous, nous sommes allés courir dans le Sud ; nous sommes arrivés à la limite des vents alizés du SE nous les avons trouvés Est et même Est-Nord-Est ce qui nous a fait gagner énormément.
Hier le conseil d’avancement s’est réuni à bord, il a fait des demandes d’avancement pour les hommes qui étaient allés dans l’embarcation de sauvetage au secours de celui qui est tombé à la mer. Lui-même a été avancé d’une classe puisque c’est en service qu’il avait failli se noyer.
Nous rentrerons à Saint Denis plus tôt que nous ne l’avions cru ; cette lettre vous arrivera donc en même temps que celle que j’avais confié au Lynx lorsqu’il est parti de Sainte Marie.
[1] Ce type de village existe encore à Madagascar dans les Hautes Terres, Loïc Antoine en est témoin au cours d’une mission en 2010.