Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 20

Où Charles en est réduit à pester contre son commandant qui préfère être à terre passer du bon temps, et où la zizanie s’invite à bord du fait de passagères…

6 Août.

Vous entendrez peut être avant peu parler de Madagascar, on pourrait bien y faire quelques petites choses, en ce moment la frégate l’Hermione et les deux avisos le Lynx et le Curieux sont à Tamatave prêts à demander l’application des traités signés par Radama et leurs canons chargés. Hier l’aviso le Surcouf arrivant de France a mouillé près de nous, il va aussi à Tamatave ; on pourrait bien s’écrabouiller un peu de ce côté.

Si jamais je donne ma démission je viendrai peut-être m’établir à St Denis ; figurez vous que pour me refaire deux ou trois coutures à deux pantalons, un honnête habitant de la colonie ne m’a demandé que cinq francs.  [1] Nous sommes invités à un bal chez le gouverneur on nous annonce qu’il y en aura quatre d’ici notre départ qui aura lieu le 17 ou 18 de ce mois.

Mes dernières lettres vous ont donné notre itinéraire, écrivez moi aux époques convenables. Il est de plus en plus probable que nous relâcherons à Rio de Janeiro [2], cependant vous ne feriez pas mal de m’écrire à Ste Hélène. Je me porte bien, je prends du ventre, je fais élargir mon pantalon. Que cette lettre vous trouve contents et bien portants.

Je vous embrasse, faites mes amitiés à nos parents et amis. Patience dans six mois nous nous reverrons peut-être.

16 aout 1863

Toujours au même mouillage ; le Commandant se plaît si bien chez des amis chez lesquels il est installé avec son chien et son domestique qu’il nous a oubliés complètement. Quoique nous nous trouvions sur une rade où le manque d’abri nous expose à être forcés d’appareiller si la brise force, il ne s’occupe pas de nous ; depuis le 3, jour où nous avons mouillé en revenant de Madagascar, il est venu une fois à bord. Nos malheureux passagers perdent ici un temps précieux, au lieu d’arriver en Calédonie pour le commencement de l’été, époque où ils pourraient encore semer et préparer une récolte, ils arriveront à la fin de cette saison. Sans compter que partis tous dans l’espoir de rester quatre mois en mer ils y resteront 9 mois. Nous en avons qui, faute de vêtements, iront bientôt à peu près nus. Ah, vieux garçon, vieil égoïste ! je ne suis plus étonné qu’il ne soit jamais passé Capitaine de Vaisseau si c’est ainsi qu’il s’est acquitté des missions dont on l’avait chargé.

Deux coqs vivaient en paix, survint une poule, dit Lafontaine, c’est l’histoire des habitants de la Sibylle. les passagères gâtées par les bontés qu’on a eues pour elles et dont presque toutes étaient indignes, ont su mettre le désarroi à bord ; quelques nigauds se sont mis à papillonner autour d’elles leur assiduité leur ont donné une fort haute idée d’elles-mêmes; elles ont pris un si bon pied que maintenant ces dames commandent et donnent leurs ordres; soutenues par un ou deux officiers qui oubliant toute dignité se sont compromis devant l’équipage au point de les recevoir chez eux, elles vont jusqu’à insulter des maîtres et refusent de leur obéir. Ce n’est pas tout : la discorde est venue rompre la bonne harmonie qui régnait au carré et au poste ; querelles, duels mêmes on n’entend plus parler que d’histoires plus bêtes les unes que les autres. Heureusement pour moi, j’ai toujours pris les « pas grand’choses » que nous avions à bord pour ce qu’elles étaient et comme mon service ne me mettait pas en rapport avec elles je les ai laissées complètement de côté, j’y ai gagné deux choses : de la tranquillité d’abord et ensuite le respect de ces dames.

20 aout

Le temps passe bien lentement ; nous avons beau faire des corvées interminables, les jours se suivent et se ressemblent. En ce moment notre équipage est occupé à faire des balais, tous les jours on envoie le quart de l’équipage à deux heures de marches de St Denis et dans la montagne, on a soin d’envoyer un aspirant de corvée avec ces marchands de balais; on part de grand matin et on revient le soir. Pour mon compte, j’y suis déjà allé deux fois ; la première, j’ai eu les jambes coupées en quatre toute la journée du lendemain tant j’avais perdu l’habitude de marcher ; la seconde j’y étais fait. On dirait que la frégate charge du balai tant on en a déjà coupé. Une autre occupation pour l’équipage consiste à aller chercher du sable pour le briquage du pont. Nos hommes qui depuis cinq mois n’ont pas eu de permissions, et qui ont été payés dernièrement profitent de ces promenades pour récupérer un peu le temps perdu ; privés depuis longtemps de toutes choses, ils sont tout de suite abattus par la boisson ; on ramène à bord la moitié de la corvée dans les vignes du Seigneur. C’est tellement excusable d’après les raisons que je vous citais qu’on ferme les yeux et qu’on fait semblant de n’y rien voir. Du reste nous n’avons pas de mauvais drôle dans notre équipage, deux ou trois seulement on fait des sottises à terre, encore étaient-elles pardonnables jusqu’à un certain point.

Nous prenons ici 33 passagers nouveaux pour la Nouvelle Calédonie ; nous avons embarqué huit matelots ayant appartenu à la goélette de l’État la Perle qui a fait naufrage aux Seychelles.

La Perle photographiée avant l'échouage

La Perle, photographiée avant l’échouage sur l’île Plate aux Seychelles,
en portant secours à un navire.
Elle sera abandonnée par son équipage qui sera recueilli par le Lynx

Je ne sais si je vous ai dit dans quelles circonstances : après une forte brise le calme s’est fait, mais il restait une grosse houle ; elle se trouvait près de terre et elle était portée sur une bande de coraux entourant la plus Sud de l’archipel. Le capitaine qui est un homme qui n’a pas froid aux yeux a mouillé, mais ses chaînes ayant cassé, il ne lui est plus resté qu’une chose à faire, il a essayé de faire remorquer son navire par ses embarcations, elles n’ont pas suffi et la Perle est venue insensiblement se jeter sur les coraux.

Tout le monde a été sauvé; la coque seule est restée sur les récifs, tout ce qui pouvait être décloué, détaché a été ramené à Bourbon. Le capitaine est un marin fort distingué, il a obtenu une décoration et une arme d’honneur de la reine d’Angleterre pour avoir sauvé avec le même navire l’équipage d’un trois-mâts anglais qui était sur le point de sombrer dans un coup de vent au Cap de Bonne Espérance. C’est un lieutenant de vaisseau nommé Offret; son navire et lui avait dans ces mers-ci une grande réputation; après le fameux ouragan de février un des plus terribles qu’on ait vu de longue date, il a recueilli en mer deux ou trois équipages qui avaient été forcés d’abandonner leurs navires. Il est rentré en France pour passer conseil de guerre. Il est probable qu’il sera acquitté fort honorablement.

Nous avons encore un petit français de plus depuis trois jours ; le Gouverneur de la Calédonie ne s’attend pas à recevoir tout le monde que nous allons lui porter.

Le 15 août a été assez triste pour nous ; les fêtes à terre l’ont été aussi. Le Te Deum ressemblait à tout ce que l’on voudra, le Cortège du Gouverneur à une vraie mascarade. Il n’y a eu de réception chez personne ; en fait d’illuminations il n’y avait que deux ou trois maisons éclairées.

A bord nous avons fait des frais, la vieille Sibylle a montré qu’elle avait des dents; quoique n’ayant que 4 canons elle a fait deux salves de 21 coups; elle a hissé son grand pavois ; et les matelots ont eu une double ration et une journée de solde ; on a joué au loto et dansé toute la soirée.

Le Gouverneur aurait pu se fendre d’une soirée pour ce jour là ; mais, quoique ce soit un capitaine de vaisseau, c’est un pingre et un être nul et immoral. On mettrait une bûche à sa place qu’elle serait aussi bien remplie, peut-être mieux, car elle ne donnerait pas le mauvais exemple. Il est à peu près détesté dans la colonie, les tiatias ne peuvent pas le sentir. Quant à ceux-ci et je veux parler des habitants en général, c’est une assez vilaine race ; on ne connaît ici que sucre et argent ; le plus riche et le plus cafard est le plus considéré pourvu qu’il soit Blanc ; tout ce qui est Noir, tout ce qui a du sang noir dans les veines est mis au rang de la brute et on entend dire partout que l’émancipation des Noirs est une grande faute. du reste il faut bien vous persuader que ceux-ci ne sont libres que de nom; les colons ont encore des troupeaux [3] d’esclaves qu’on achète et qu’on vend tout comme par le passé avec quelques formalités de plus seulement. Le Créole c.a.d. tiatia est la fierté même, dès qu’il a quelque centaines de francs de rente il se donne le titre de comte de n’importe quoi et dès lors il devient un des hommes importants de la colonie.

Nous attendons la malle avant de partir, pour donner un prétexte raisonnable à notre longue relâche le Commandant dit qu’il ne veut pas partir sans savoir si la paix générale est maintenue en Europe. Il a fait dernièrement l’effort suprême de venir à bord pour assister à la réunion du conseil de guerre appelé à juger un matelot qui avait volé monsieur Pottier. Mais aussitôt le jugement rendu il s’est sauvé et bien vite.

Je ne sais pas trop quand nous rentrerons en France ; de mauvais farceurs prétendent que nous ne la reverrons plus parce que le Commandant a envie pour rester toujours ici de vendre la frégate à qui voudra l’acheter et l’équipage comme esclaves.

On est sans nouvelles importantes de Madagascar, l’Hermione est  toujours à Tamatave avec les trois avisos le Lynx, le Surcouf, la Curieuse. La corvette la Licorne en réparation à Maurice va aller les retrouver. Un navire de commerce venu de la Grand terre, dit qu’on est à parlementer des deux parts. On ne sait pas au juste à quoi s’en tenir ; les Howas sont perfides ; du reste les Anglais travaillent avec eux contre nous, et ce sont des bougres qui voient clairs. Ils ont envoyé à Tamatave une corvette de dix canons l’Ariel.

Cette lettre partira le 7 septembre et vous arrivera dans le commencement d’octobre, nous serons près de Sydney. Je me réjouis de voir cette ville et l’Australie, on nous promet monts et merveilles ; ce qui ne manque pas d’intérêt c’est que nous serons mouillé dans une charmante petite rade, tout près de terre et dans une eau toujours parfaitement calme.

[1]    Souligné par l’auteur. La démission de Charles n’est qu’un trait d’humour, compte tenu du prix de la couture !

[2]    On rappelle que le risque est grand que la Sibylle fasse demi-tour pour regagner la Métropole pour la raison donnée dans l’épisode précédent.

[3]    Souligné par l’auteur.       

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