Où Charles est heureux de quitter ce mouillage, en veut à son commandant d’avoir logé un long mois à terre, et se livre à une réflexion sérieuse et d’époque, pour un gamin de 20 ans, sur le colonialisme au XIXe siècle.
25 Août 1863
Le moment du départ approche, hier on a embarqué douze bœufs, aujourd’hui on prend à l’avance quelques dispositions pour l’appareillage ; la malle doit arriver incessamment, quelques heures après son arrivée nous partirons. Je compte avoir de vos nouvelles et cette fois elles seront fraîches puisqu‘elles n’auront qu’un mois [1] de date.
Hier on m’a proposé d’embarquer officier à bord de l’aviso le Lynx ; j’ai hésité un instant mais comme le navire est un bagne flottant et que son Commandant est un vilain bougre, j’ai refusé. La frégate s’encombre de plus en plus ; nous avons embarqué hier 15 Noirs, derniers débris de la fortune d’un riche tiatia [2]. Il les envoie en Calédonie, il eût bien voulu les accompagner mais ses créanciers ne veulent pas le laisser partir.
Les planteurs de l’île font en ce moment d’assez mauvaises affaires, le sol à force de produire et surtout de produire toujours les mêmes récoltes est complètement épuisé, la canne à sucre est malade. Le colons ont fait avec leur terre ce qu’ils ont fait avec la canne. Ils lui ont fait rendre tout ce qu’elle a pu sans jamais songer à l’engraisser un peu; maintenant elle leur manque. C’est la ruine de la Colonie ; j’ai entendu dire que des planteurs formaient le dessein d’aller d’ici à quelques années habiter la Nouvelle-Calédonie. En attendant, ils font des essais, ils cultivent un nouveau plan de cannes venant de Batavia [3].
La corvette la Licorne est revenue de Maurice, elle est mouillée près de nous et attend les ordres de M. Dupré pour aller rejoindre les navires de la station à Tamatave.
26 Août.
La malle est en vue, aura-t-elle des lettres pour moi ; si je savais expliquer les rêves je pourrais peut-être dire que oui ; car avant-hier j’ai rêvé à vous.
Il paraît que les affaires de Madagascar ne s’éclaircissent pas ; on dit même que les Anglais débarquent de la poudre et que leur influence dans le pays est telle qu’ils ont pu pénétrer jusqu’à une ville du nom d’Emirn dans laquelle les Français n’ont jamais mis les pieds malgré toutes leurs assiduités. Radama n’est pas mort cependant il n’est plus roi ; on l’avait mal étranglé, il a été sauvé par un de ses serviteurs qui lui est resté fidèle [4].
D’après ce qu’a dit le Commandant nous devons partir 24 heures après l’arrivée de la malle ; ainsi le 27 nous reprenons la mer. Nous avons tous suffisance [5] de ce vilain trou de St Denis ; si on nous avait donné une habitation à terre comme on l’a fait pour le Commandant, nous aurions pu nous y plaire ; mais quand il faut passer un mois sur une rade sans abri, on préfère être à la mer. Au moins les voiles appuient le navire et modèrent les mouvements de roulis et de tangage ; de plus on ne reste pas à ne rien faire pendant de longues heures, on prend intérêt à la route, on est plus distrait par ce qui se passe à l’extérieur, on travaille. Dans ce moment ce qui m’amuse le plus en fait d’ouvrage c’est l’Astronomie, il y a six mois je ne pouvais parcourir un livre, maintenant c’est ce qui m’occupe. Je me porte à merveille ; jamais, je crois, je n’ai été aussi dispos, depuis très longtemps. Je n’ai pas eu de palpitations de cœur, j’engraisse à vue d’œil, c’est à peine si je puis boutonner presque tous mes effets.
Quand j’arriverai en France, il sera grand temps pour ma garde robe, elle aura besoin de passer par les mains du ravaudeur car d’ici là, il y aura à refaire bien des bouts de coutures, des boutons à recoudre, des doublures à réparer etc. Mon linge a été blanchi ici ; il n’a pas été trop abîmé ; ce sont les Noirs qui lavent après le passage à la lessive, ils prennent une chemise par un bout et tapent de toutes leurs forces sur de gros cailloux en mouillant le linge de temps en temps. Il est propre mais drôlement éraillé. Les cancrelats commencent à montrer le nez, il est temps que nous allions passer quelques temps dans les régions plus froides.
27 Août.
Le courrier est arrivé et je n’ai pas eu de lettre, ç’a été un gros crève cœur, je comptais en avoir au moins une de vous.
De votre côté vous n’avez pas à vous plaindre, vous aurez reçu trois lettres de St Denis. Celle de la Renommée a dû vous arriver dans le courant du mois dernier. La malle annonce la guerre européenne, d’un autre côté un débarquement armé semble très probable à Madagascar ; le Mexique continue et marche bien ;il n’y aura donc que la Sibylle qui ne se battra pas. En entendant parler de toutes ces guerres, j’ai quelques regrets de ne pas être en Europe ; mon métier n’est pas de transporter des plantes pour le gouverneur de la Nelle Calédonie ou des pannetons de boulangers pour Taïti, puisque j’appartiens à la marine de guerre. Je conserve quelque espoir d’arriver assez tôt en France pour être embarqué sur un bâtiment armé. Paul doit être bien occupé dans ce moment et fait probablement des plans de campagne, je lui souhaite bonne chance. Selon toutes les probabilités nous partons aujourd’hui, Dieu merci.
Au revoir, que cette lettre vous trouve en bonne santé et heureux.
Je vous embrasse tous, faites mes amitiés à toute la famille ; si la saint Louis n’était pas passée depuis trois jours je vous dirais de souhaiter bonne fête de ma part à l’oncle Travailleur. Mes amitiés aussi à Monsieur Marquis, M. Idoux, M. Persil, à toutes les personnes qui pensent à moi.
Embrassons nous une bonne fois
[1] Souligné par l’auteur.
[2] Tiatia : nom donné à l’époque aux Créoles, personnes d’ascendance européenne et nés « aux colonies », et propriétaires d’esclaves.
[3] En Australie ? Aux USA ? au Surinam ?
[4] Ce qui est faux : Radama II a bien été assassiné le 12 mai 1863 à l’âge de 33 ans.
[5] Souligné par l’auteur.