Où Charles découvre Taïti, s’y promène, et fait danser une princesse au bal donné en l’honneur de la reine Pomare !
7 janvier
Je suis allé hier faire une bien jolie promenade, en compagnie de trois de mes collègues j’ai été voir la cascade de la vallée de Fatoa, la partie a été très agréable, nous étions partis de bonne heure, dès que nous eûmes quitté la plaine, la route devint magnifique et la marche fut très facile pendant la moitié du chemin ; nous longions sur la rive gauche la rivière dont nous allions voir la source, et nous étions dans une vallée très profonde, de temps en temps nous arrivions dans des endroits où les arbres étaient moins serrés alors nous avions des vues soit sur le fond de la vallée soit sur les montagnes à pic que nous avions à nos côtés, tout cela couvert d’une belle végétation encore mouillée par la rosée, ou arrosée par de l’eau claire tombant par petites cascades. Quand nous avions envie de nous rafraîchir, nous n’avions qu’à cueillir des oranges ou des citrons, ces derniers surtout se trouvaient à profusion.
Après avoir marché pendant deux heures et demi et avoir monté à peu près pendant la moitié de ce temps, nous arrivâmes en vue de la cascade ; j’ai bien regretté de n’être pas plus artiste que je ne suis, j’ai pris un croquis du charmant paysage que nous avions sous nos yeux mais je n’ai pu le rendre aussi fidèlement que j’aurais voulu.
Monsieur Pottier vient de faire le tour complet de l’île, entre autres choses curieuses qu’il m’a racontées il m’a dit avoir été frappé de la distinction de plusieurs des chefs des districts qu’il a traversés ; ils lui ont fait un accueil charmant, sont même allés le prier d’accepter leur hospitalité ; il est arrivé chez l’un d’eux le jour où celui-ci donnait un grand dîner aux Taïtiens de son district il a été placé à la droite du chef et a assisté à un repas servi à l’européenne où on buvait le Bordeaux tout comme en France. Il paraît que les Kanacks sont très flattés quand leur chef les invite à ces sortes de fêtes ; la table était de trois cents couverts et tous ceux qui s’y tenaient semblaient avoir à cœur de se montrer dignes de l’honneur que le chef leur avait fait. Dans un autre village il a déjeuné dans la case d’un menuisier, celui-ci parlait français, il a bien fait entendre qu’il ne voulait pas accepter d’argent et que quand on était le taïo (l’ami) l’un de l’autre ce n’était pas ainsi qu’on reconnaissait les services rendus ; quand M. Pottier l’a quitté, il lui a promis qu’il viendrait le voir et qu’il lui apporterait des poulets.
13 janvier
Le séjour à Papeete devient de moins en moins attrayant, quelle que soit la beauté d’un pays on s’en lasse toujours quand on n’y connaît personne et qu’on a pour abri quand on descend à terre que la maison d’un débitant ou d’un cafetier. C’est que tel est le cas dans lequel nous nous trouvons presque tous, le Commandant ne nous a fait faire aucune connaissance ici, il ne nous a même pas présentés au gouverneur qui est revenu dernièrement sur le Latouche-Tréville. Un jour j’ai été envoyé lui faire une commission de service, il était à dîner chez un négociant, alors il m’a fait l’honneur de m’introduire dans la case mais depuis je n’ai plus eu de nouvelles de ces braves gens. Notre vieux a repris ses habitudes de Bourbon, il a une maison à terre il y passe presque tout son temps, ne s’occupe pas plus du bord que s’il lui était complètement étranger et ne songe pas à tenir les promesses qu’il nous a faites si souvent depuis près d’un an ; la relâche à Taïti devait être si agréable que personne n’en voudrait plus partir, je crois qu’on n’aura pas grand effort à faire pour nous en arracher.
Nous y laisserons probablement une bonne partie de nos disciplinaires, il y en a 42 qui ont demandé à rester ici comme colons, la frégate l’Isis en avait déjà débarqué quelques uns qui ont plus ou moins bien réussi ; plusieurs de ces derniers sont devenus de vrais kanacks, ils vivent dans la montagne, demi nus, dans des cases en bambou, ils mangent de la maïoré [1], du feï [2] qu’ils vont chercher dans les bois et boivent de l’eau claire quand ils n’ont rien de mieux. C’est une vie qui doit plaire à quelques uns de ces hommes là, leur indiscipline en fait des gens en retard en civilisation, ils trouvent donc ici moyen de vivre selon leurs appétits et leur goût.
Le Latouche-Tréville part aujourd’hui pour l’île Bora Bora de l’archipel sous le vent ; il va chercher la reine de ce pays [3], elle s’est mise en ribote et a fait quelques infidélités à son mari, les missionnaires protestants plus intolérants encore que les catholiques l’ont emprisonnée. Comme c’est une fille de Pomaré [4] on va aller réclamer la parente de notre protégée. La partie de l’archipel Taïti dans laquelle elle demeure n’est pas sous notre protectorat. La France et l’Angleterre se sont engagées réciproquement à ne jamais occuper ces îles. Ce sont les missionnaires anglais qui dominent, ils sont plus avides et plus rapaces encore que les nôtres ; j’avais toujours eu l’honnêteté de croire que réellement ces gens là venaient habiter ces régions pour évangéliser les insulaires, je les regardais comme animés d’un saint zèle et pénétrés d’une conviction intime ; mais pour moi maintenant ce sont les agents d’une maison de commerce fort riche, tous les moyens leur sont bons pour gagner de l’argent, ils sont très puissants et tous nos gouverneurs de colonies comptent avec eux. Quelques uns cependant ont pris un bon pied, celui de la Nouvelle Calédonie les traite assez durement ; il s’est, dit-il, proposé de les expulser du pays, c’est même un des principaux buts qu’il veut atteindre.
Celui de Taïti a beaucoup à faire pour réfuter les calomnies qu’ils ne cessent de raconter en France, et que quelques employés du ministère, soudoyés par ces misérables se plaisent à répandre ; on m’a dit qu’à chaque courrier, il expédiait en France des liasses énormes composées de pièces justificatives et de preuves à l’appui des difficultés qu’il rencontre dans son administration. Malheureusement avant d’arriver tout en haut, tout cela passe aux mains des misérables vendus à la bande noire, ceux-ci épluchent font des soustractions et le ministre ou l’Empereur ne voient que ce qu’ils veulent [5].
Monsieur Guillain qui savait comment les choses se passent a obtenu avant de quitter la France de communiquer directement avec l’Empereur, de sorte qu’il a quelques chances de plus pour lui faire connaître la vérité et l’état des choses. Le père Pouget pendant son commandement de Taïti, avait proposé au ministre de pendre l’évêque et de couper le cou aux missionnaires, il n’y allait pas par trente six chemins.
14 janvier
Hier je suis allé dîner au gouvernement, j’y ai passé une soirée très agréable, monsieur et madame Gautier de la Richerie sont plus aimables que Monsieur et madame Guillain. Le dîner était admirablement servi, il a été gai et sauf une ou deux balourdises que notre bonhomme [6] a lâchées on s’est assez amusé ; il n’a pas manqué de lancer un ou deux coups de pattes au gouvernement ; de son temps oui vraiment tout allait bien mieux qu’à présent. Il finira par passer pour radoteur et on ne l’écoutera plus, qu’on parle d’ordonnances, d’actes publics, d’agriculture de n’importe quoi de carottes ou de choux, il trouve moyen de contredire ou de dire que c’est lui qui l’a fait quand il était là ; il perd de temps en temps de belles occasions de se taire. Madame la Richerie est une bonne personne, faisant bien simplement les honneurs de chez elle, elle est encore assez belle, elle a dû être fort bien. Son mari a un peu du type Napoléon Premier, il a mis une patience admirable à écouter les bourdes du vieux. J’ai fait la connaissance d’un sous-lieutenant d’infanterie de marine aide de camp du gouverneur, nous étions voisins de table, il doit me faire monter à cheval, je serais curieux de voir la tête que Jean l’Ours fera sur son bidet.
19 Janvier
Jean l’Ours a vite croché dans le pommeau de la selle ; au trot je ne suis pas vaillant mais au pas je vais très bien. Je montais un cheval des lanciers de la Reine, il a gagné un prix de course au 15 août dernier.
Cette dernière est revenue dimanche de la première des îles sous le vent, elle ramenait sa petite brouillée de fille et sa bru, reine d’une autre île du même archipel ; on lui a rendu les honneurs dus à son rang, les navires sur rade ont fait un feu de file de toute leur artillerie, les matelots étaient rangés sur les bastingages ils ont crié cinq fois vive l’Empereur. Tout cela s’est fait au moment où la Reine, escortée par le commissaire impérial délégué par la France, quittait le Latouche-Tréville. À terre on l’a saluée de 21 coups de canons, la troupe en grande tenue formait la haie jusqu’à son palais, ses lanciers en tête. Habituée déjà à ces salamalecks, Pomare reçoit ses honneurs avec une dignité qu’on trouverait peu souvent chez des Kanacks, vêtue d’une robe d’indienne, couverte d’un chapeau de paille à plume, pieds nus, elle marchait en tête du brillant état-major de la colonie ayant à sa droite M. La Richerie. On lui rend les honneurs de temps en temps, ça la flatte beaucoup, ses sujets en restent ébahis.
20 janvier
J’ai fait hier une besogne peu amusante, j’ai mis dans mes armoires tout mon linge que je viens de faire laver ; comme nous allons avoir des temps probablement humides au Cap Horn, j’ai voulu avoir tout mon linge bien frais avant de partir. Le tout est arrimé dans une armoire avec un soin et un bon ordre capables de rendre fière la meilleure ménagère si l’ouvrage était d’elle. En attendant j’en suis pour 40 francs en bon argent, les deux tiers d’un mois de solde, il est heureux que je n’aie pas à faire la lessive tous les jours. J’ai bien fait de terminer cette besogne hier car aujourd’hui j’ai mal aux cheveux ; hier l’État-major de la frégate a été invité à un bal donné en son honneur. C’était chez un des habitants notables de Papeete, j’y suis allé bien qu’il y eût peu de danseuses, j’ai fait mon devoir consciencieusement et je m’en ressens.
En France on ne danse pas tous les jours avec des Reines ; Pomare IV était au bal avec sa fille la reine de Bora Bora, avec la reine de Raïatea et une autre de ses filles. Deux d’entre elles dansaient, c’étaient ces dernières, Pomare n’a pas voulu permettre à la reine de Bora Bora de danser ; elles étaient vêtues de robes de satin blanc et rose et se tenaient fort bien ; elles dansent parfaitement, elles sont un peu lourdes, il ne faut pas s’en étonner : une d’elles pèse autant que deux hommes européens ; mais aussi on a l’avantage de pirouetter avec un élan irrésistible. Le tout est de les mettre en mouvement. Pomare et son autre fille étaient vêtues l’une d’une robe de soie noire, l’autre d’une grande tapa (robe du pays sans ceinture) en velours noir qui lui donnait l’air majestueux, je ne m’attendais pas à leur voir à toutes deux un maintien aussi digne. On a dansé jusqu’à trois heures du matin, j’ai la gloire d’avoir aidé à éteindre les chandelles. Le monsieur qui nous recevait est un anglais, sa dame et lui sont fort aimables, ils nous ont fait passer une soirée bien agréable ; le confortable ne laissait rien à désirer, près du salon se trouvait servie une table couverte de gâteaux, de rafraîchissements, on y conduisait les dames après chaque danse on les servait et après on retournait soigner la bête. C’est la musique du bonhomme qui devait faire les frais, mais ces messieurs les artistes, s’étant trop rafraîchis, n’ont pu plus jouer à partir de minuit ou une heure.
[1] Fruit de l’arbre à pain, aussi appelé uru.
[2] Banane plantain.
[3] Il s’agit de la princesse Teriimaevarua II, reine de Bora Bora.
[4] Pomare IV, dynastie tahitienne des Pomare, et reine de Tahiti, Moorea « et dépendances ».
[5] Le jacobinisme français n’est en rien aboli présentement…!
[6] Il s’agit du père Pouget, le commandant de la Sibylle que Charles-Antoine appellera plus loin « le vieux ».
Ces écrits sont passionnants et méritent d’être publiés sous forme de livre. Avec illustrations.
C’est avec un grand plaisir que je prends connaissance chaque lundi matin des aventures de Charles Antoine. L’idée d’en faire un feuilleton hebdomadaire est excellente ! Merci à Loïc et Anne Geneviève pour cette publication.